Bertrand Leclair : « La mémoire de la guerre d’Algérie nous hante »

À la suite de l’article que nous avons publié le 4 janvier sur « Une guerre sans fin », le dernier roman de Bertrand Leclair, nous avons souhaité poursuivre l’exploration de ce livre passionnant en interrogeant son auteur sur un certain nombre de questions mêlant histoire, politique et littérature. Un entretien exclusif accordé à politis.fr.

Christophe Kantcheff  • 12 janvier 2008
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De quelle façon avez-vous « rencontré » la guerre d’Algérie et comment cette rencontre vous est-elle apparue comme une matière littéraire possible ?

Bertrand Leclair : Si vous permettez, votre question me permet d’emblée une précision constitutive de la réponse : les lecteurs en font ce qu’ils veulent, évidemment, mais à mes yeux la matière d’ Une guerre sans fin n’est pas la guerre d’Algérie ; ce qui en est la matière ou le sujet, c’est la mémoire de cette guerre, et donc la manière dont je me la suis moi-même longtemps représentée sans interroger cette représentation toute faite – comme la plupart des gens de ma génération, celle dont les pères ont « servi » en Algérie, comme on disait sans rire. C’est bien pourquoi je n’ai pas eu besoin de m’approprier le sujet, il a toujours été là, et c’est aussi pourquoi c’est un sujet contemporain, car cette mémoire maltraitée nous hante précisément d’être maltraitée, mal dite, maudite.

C’est le sujet même du roman : comment cinquante ans plus tard des événements vécus en Algérie par la génération précédente peuvent venir bouleverser nos existences, justement parce que cette génération n’a pas transmis une histoire trop lourde à transmettre (par l’horreur assurément qu’elle véhicule, mais également parce que cette guerre, étant perdue, s’est révélée d’autant plus atroce que totalement inutile).

Pour dire les choses clairement, je suis né quelques semaines avant les accords d’Évian alors que mon père, qui faisait son service militaire, était en Algérie, apprenti médecin à Adrar, au Sahara, depuis juin 1960 ; il y est resté jusqu’à l’été 1962. Autant dire que ces noms – Algérie, Adrar, Sahara – font pleinement partie de la toile de fond de mon enfance, une toile de fond mystérieuse comme les origines, trop familière pourtant pour qu’on s’y arrête. Si mon père n’en parlait jamais, j’ai souvent entendu ma mère évoquer « l’Algérie » comme l’on évoque l’un ou l’autre des grands événements qui scandent l’existence. Elle-même, qui avait passé quelques semaines au Sahara, a toujours porté un intérêt particulier à la question des harkis, d’ailleurs, dont le traitement la scandalisait. Le paradoxe, évidemment cruel, c’est que, pour ma part, je me suis penché sur cette « préhistoire algérienne » au moment précisément où mon père, malade, ne pouvait plus en parler…

Quel travail documentaire avez-vous effectué ? Comment avez-vous travaillé par rapport à votre documentation ? Comment y avez-vous insufflé de la fiction ?

La fiction est première. Le roman a suivi son chemin, aveugle, pendant plusieurs années. Au départ, voici sept ans, j’ai répondu à une commande en écrivant presque pour rire une fiction brève, une « sotie » sans grande ambition que j’avais intitulée la Main de papier , et où j’avais en fait déjà mis en place les principaux protagonistes : le manchot qui a perdu la main dans les Aurès et qui, quarante ans plus tard, la reprend en se jouant des ambitions littéraires d’un jeune chroniqueur, jeune chroniqueur dont le père avait fait l’armée au Sahara (ce qui avait une dimension autobiographique), et milité au sein de la SFIO pour l’Algérie française (ce qui n’en avait aucune).

La question, alors, était uniquement d’évoquer ce qui nous tient la main à notre insu, lorsque nous écrivons, traçant aveugles notre chemin dans la forêt du langage – pour passer dans le roman au second plan, cette question y est toujours présente, c’est elle qui charpente l’ensemble. Reste que, lorsque j’ai eu l’opportunité voici trois ans d’écrire une pièce radiophonique pour France Culture sur le thème de la manipulation, j’ai aussitôt repensé à cette sotie, à la possibilité de la développer. Prendre la main, c’est la définition même de la manipulation.

C’est alors que j’ai commencé à me documenter, pour étayer et nourrir mon propos, et… je n’en suis toujours pas revenu, de cette plongée dans une histoire dont, non seulement j’ignorais l’essentiel, mais surtout qui ne ressemblait en rien à ce que je croyais qu’elle était. J’avais une vague idée à travers l’itinéraire mille fois répété de Mitterrand du rôle parfois négatif et colonialiste de la gauche, mais j’ignorais totalement que c’était un gouvernement ancré à gauche, celui de Guy Mollet, qui à peine élu sur des promesses de paix, en 1956, a pourtant provoqué une escalade effroyable et définitive de la violence en Algérie. De même, j’ignorais tout des conséquences catastrophiques des essais nucléaires et bactériologiques français qui se sont poursuivis, au Sahara, jusqu’en 1967. J’ignorais tout autant la férocité des conflits entre Algériens, les assassinats de masse des messalistes jugés trop tièdes, par exemple, ou les enfants assassinés dans les mechtas des « traitres ». Les horreurs de la guerre, comme dirait Goya – mais d’une guerre partie prenante de mon histoire et royalement ignorée par ma génération.

Une fois terminée la fiction radio, ma frustration était totale au regard de cette histoire que je n’avais fait qu’aborder encore, mais suffisamment pour mettre à bas la plupart des préjugés que j’avais cultivés jusqu’alors sur les bons et les méchants, la gauche et la droite, les colons et les anticolonialistes, etc. Dans le même temps, et les deux choses sont évidemment liées, j’avais le sentiment que l’intrigue demandait à être encore développée pour une raison très simple : elle se jouait au-delà, ou en-deçà, des notions de bien et de mal, justement ; je n’avais plus aucun jugement moral sur les actions de mes personnages, et c’est me semble-t-il ce qui permet d’espérer toucher dans une fiction à la dimension tragique de l’existence.

Il est souvent reproché à la littérature française d’aujourd’hui d’être repliée sur elle-même, d’être dominée par un genre, l’autofiction, de ne pas s’ouvrir suffisamment au monde et à ses problèmes (bref, de ne pas être anglo-saxonne, selon le cliché qui est véhiculé à propos de cette littérature). Vos quatre premiers romans, fortement autobiographiques et qui arpentent des territoires intimistes, pourraient tomber sous le coup de ces reproches. Et pourtant, avec Une guerre sans fin , où vous vous confrontez à un « grand » sujet, la guerre d’Algérie, il ne semble pas que vous ayez changé tant que cela votre manière : par exemple, le narrateur écrit à la première personne du singulier (il se nomme d’ailleurs Bertrand Leclair), il mène un travail d’enquête et de recueil de témoignage pour écrire sur la guerre d’Algérie, et il fait le récit de son enquête…

Oui, pour toutes les raisons évoquées plus haut : c’est la guerre d’Algérie à travers moi, à travers nous, ici et maintenant, qui m’intéresse ; ce que nous en faisons, plus que ce qu’ont fait nos pères. Quand j’ai lu le manifeste paru dans le Monde l’hiver dernier, et dont on a beaucoup parlé, défendant une « littérature-monde en français », et malgré l’intérêt voire l’admiration que je porte à quelques-uns des auteurs qui l’ont signé (je songe à Le Clézio), j’ai été ahuri par la manière dont la réaction s’y exprimait sans vergogne au motif de défendre une littérature effectivement proche des canons anglo-saxons, ou plutôt de leur caricature (la littérature américaine est heureusement dégagée de ces poncifs dans ce qu’elle a de meilleur). Une phrase donnait la clé de cette prise de position : il s’agissait d’en finir avec « l’ère du soupçon », affirmaient les deux auteurs du texte. Autant dire en finir avec Nathalie Sarraute et avec tout ce que la littérature française a élaboré de plus grand depuis cinquante ans.

Par ailleurs, j’ai d’autant plus de mal avec cette position qu’elle est une réaction au succès attribué à la notion d’autofiction quand cette dernière me semble extraordinairement floue. Elle a du sens quand Serge Doubrovsky l’invente pour lui-même, elle n’en a plus aucun quand elle est généralisée sans discernement. Je me souviens d’une interview dans laquelle Régis Jauffret, dont j’apprécie les livres par ailleurs, vomissait littéralement l’autofiction dix lignes avant de dire que A la recherche du temps perdu est le plus grand livre qui soit. Quelle que soit la définition qu’on donne de l’autofiction, je vois mal comment Proust n’y entrerait pas, qui « fictionnalise » son autobiographie. Ou Céline, aussi bien, dans sa trilogie allemande – pour ne citer que les deux plus grands écrivains français du siècle dernier. Il me semble beaucoup plus pertinent de distinguer une assommante littérature du moi (qui peut raconter le quotidien mais peut tout aussi bien s’écrire sous couvert de dénoncer le drame des réfugiés bosniaques), et une tradition exemplaire en France de « l’écriture de soi », ce qui est tout autre chose, qui implique un mouvement, un travail libérateur et tourné vers l’autre, et qui elle-même n’est en rien incompatible avec la grande histoire – Stendhal l’égotiste en est la meilleure preuve quand il en vient à précipiter Fabrice à Waterloo et montre la bataille comme elle ne l’avait jamais été.

Comment être juste dans le rapport au monde si l’on n’est pas juste dans le rapport à soi ? Rien de neuf là dedans. « Connais-toi toi-même ». « Deviens qui tu es » ou du moins essaie avant de prétendre dire le monde. Le roman, c’est la liberté. La liberté se conquiert, toujours. On peut partir de soi pour tenter de l’élargir au monde. C’est aussi – peut-être trop – en fonction de cette scène contemporaine que je joue avec ma propre identité dans le roman : le narrateur s’appelle Bertrand Leclair, et pourquoi pas, mais je pourrais porter plainte pour diffamation contre l’auteur, tant les actions que l’auteur « me » prêtent sont pour certaines mensongères ! Ce narrateur, à titre d’exemple, est mêlé à une sombre histoire de trafic de points de permis de conduire – dont je peux heureusement prouver qu’elle est entièrement fictive.

Un autre élément de continuation entre vos livres précédents et celui-ci, c’est la forte présence des voix, de l’oralité (voix souvent intérieures dans vos romans précédents, ici voix pour la plupart « sonores »). Une guerre sans fin est constitué d’une succession de témoignages de cinq ou six personnages (dont trois anciens appelés) qui ont vécu, de façon plus ou moins rapprochée ou lointaine, la guerre d’Algérie, témoignages à travers lesquels le narrateur cherche à renouer les fils, à rassembler des faits, à établir une vérité. Par cette construction, vous vous êtes éloigné du genre « roman historique », très répandu aujourd’hui dans sa version la plus convenue, qui impose sa reconstitution et prétend montrer la vérité. En outre, sans être d’un relativisme absolu, Une guerre sans fin montre que chacun de ses personnages impliqués dans la guerre avait ses raisons pour agir tel qu’il l’a fait. Le point de vue n’est pas celui de la dénonciation, ni celui de l’exonération des responsabilités. Il s’agit avant tout de comprendre.

Oui, c’est très juste. Je crois à la vérité, mais je ne crois pas à « la » vérité – dans quelque domaine que ce soit, d’ailleurs. La vérité est mouvement, on le sait depuis Nietzsche au moins ; une vérité arrêtée relève toujours du dogme. C’est pourquoi les questions de la vérité et de la voix sont liées par une notion essentielle, celle de justesse, au sens musical du mot. Mon bonheur d’écrivain, c’est le sentiment d’atteindre à une véritable circulation des voix, une polyphonie de sons et de rythmes qui entraîne une densification du sens – par exemple quand la parole échappe à celui qui la tient, sans que l’on soit jamais perdu pour autant, sans que l’on entende rien d’artificiel dans le dispositif : quand on ne sait plus qui est qui, qui dit quoi, quand les voix se mêlent et s’emmêlent pour faire surgir une complexité juste parce que composée d’éléments qui le sont tous. Je n’ai pas la prétention d’y être parvenu, ce n’est pas le problème, mais si j’ai une ambition formelle, c’est celle d’atteindre à ce qu’un critique musical disait un jour de la musique de Jimi Hendrix : qu’elle est capable d’émouvoir dans le même temps la tête, le cœur et les reins.

Parmi ces personnages, David Berthon, qui a connu les épouvantables commandos anti-guérilla en Kabylie, représente une sorte de mauvaise conscience, autant par son existence que par ce qu’il dit, vis-à-vis d’autres personnages, en particulier les Lavergne, famille bien pensante et catholique, mais aussi de la gauche française (SFIO, PCF, UNEF…) dont il rappelle un certain nombre de comportements peu valorisants. David Berthon n’est-il pas le type même de l’anti-héro (figure de l’anti-héroïsme), un concentré de négativité par qui le scandale arrive ?

Bon, évidemment, Berthon passe pour le méchant, dans cette histoire. Ce vieux manchot alcoolique qui se venge contre le monde entier à travers le rejeton d’une amoureuse qui l’aurait trahi quarante ans plus tôt… C’est aussi un personnage emblématique ; il est amputé comme la mémoire l’est ; il est victime de douleurs fantômes rémanentes comme la mémoire l’est. Ce qu’il dit est vrillé par l’amertume, mais ce qu’il dit est tout de même très sensé lorsqu’il dénonce Guy Mollet et la SFIO jusqu’à plus soif. Le narrateur prend parfois ses distances avec le discours de Berthon, par exemple quand ce dernier dénonce l’Unef, mais à dire vrai l’auteur est bien content qu’un personnage s’y colle, sachant que la première vraie manifestation étudiante date d’octobre 1960 – six ans après le début de la guerre !

Ce qui est intéressant, c’est que la manipulation de Berthon est le résultat autant du silence et des oublis de tout le monde que de son propre désir de vengeance. Il peut se venger uniquement parce que les autres prétendent tous avoir oublié – 68 qui impose de tourner la page sur fond de Vietnam est passé par là. Au positif des clichés retouchés et reproduits partout, il impose effectivement un négatif bien gênant d’être contradictoire et incontestable. S’il est chargé de négativité, c’est par l’effet du mensonge ou des omissions collectives.

Un autre personnage, un ancien des commandos anti-guérillas lui aussi, Patrick Langellier, a dû faire face à une question effroyable à laquelle il a cherché une réponse : comment a-t-il pu commettre toutes les atrocités auxquels ces commandos se livraient ? Il parle de « contagion » et dit ceci : « N’être plus soi-même, n’être plus qu’une émotion qui vous traverse, qui vous emporte, qui commande le moindre de vos gestes, de vos mots, de vos rires, aussi. N’être plus que ce qui est en train de se passer, de passer à travers vous. Tuer, torturer, violer, sans réserve de rien. Le faire, juste » . Voilà une sorte d’état de transe qui peut « expliquer » comment on passe à l’acte et comment sont rendus possibles des massacres, des génocides…

Encore une fois, la voix porte autant qu’elle est portée par l’histoire. Mais je ne cherche pas à expliquer, je n’ai pas cette prétention. J’essaie à tâtons de comprendre comment c’est possible – ce sont des gens ordinaires, comme vous ou moi, ce sont aussi « des fils de leur mère, des petits-fils de leur mamie » . Et ce que je comprends très vite dans mon tâtonnement, c’est comment il était impossible d’en parler ensuite, d’autant moins possible, quoi qu’on en veuille et encore une fois, que la guerre était perdue, qu’elle avait donc été totalement inutile. Un peu après le passage que vous citez, il y a celui-ci, sur cette impossibilité de raconter une fois retrouvé son identité ordinaire, son « je » normal : « Parce que ce n’est pas possible, tout simplement pas possible, non pas tant de le dire, que de l’avoir fait. L’avoir fait. Ce n’est pas possible, pas moi. Ici et maintenant, ce n’est pas possible, du tout, que moi, qui suis qui je suis, j’aie pu faire ça » .

Vous (votre narrateur) êtes accueilli pendant quelques jours par la famille Kelloud, à Adrar, dans le désert algérien. Vous accordez une bonne place aux conversations que vous avez eues notamment avec la maîtresse de maison, donnant ainsi à voir la vie quotidienne et contemporaine de cette famille très musulmane dans une Algérie éloignée des villes. Pourquoi ?

Pour plusieurs raisons. La première est technique : à l’exception du début et de la fin, l’ensemble du roman prétend avoir été écrit sur place, ce qui donne une unité de temps et de lieu au geste lui-même. La deuxième est historique : il faut du temps pour découvrir le rôle que ces personnages – des personnages de fiction même s’ils ont des modèles réels – ont tenu au Sahara durant la guerre de Libération, dont ils préfèrent ne pas parler au départ pour des raisons purement algériennes, dans une opposition au pouvoir qui s’est construit, à la Libération, avec force moudjahidins de la dernière heure. De même, il s’agissait de montrer que le sujet des essais nucléaires est tabou, sur place, qu’il ne pouvait être abordé que dans la courbe du temps. Enfin, raconter la vie au Sahara, qui est d’une véritable étrangeté, c’est aussi dire quelque chose de ce qu’ont vécu les soldats qui y ont passé deux voire trois ans, et contredire de l’intérieur les propos de David Berthon, le manchot, sur les « planqués du Sahara ».

Estimez-vous qu’il y a dans votre roman une dimension « revendicative », celle d’une génération, la vôtre, qui réclame aux générations précédentes, mais aussi aux États directement concernés, moins d’omissions et moins de mensonges à propos de la guerre d’Algérie ?

Non, pas revendicative. Ce n’est pas la question. En tout cas, ça ne l’est plus. Il y a de l’indignation, oui, à découvrir ce qui s’est passé réellement, et l’épaisse couche de leurres jetée dessus. Mais il s’agit avant tout d’élucider : de comprendre comment ces mensonges et ces omissions ont pu s’installer, se mettre en place, de les dévoiler, de modifier la représentation. C’est à nous de le faire, des deux côtés de la Méditerranée, et de faire vivre les recherches menées par les historiens, que l’on soit écrivain, lecteur ou journaliste, non ? Parce que, au bout du compte, une chose me frappe : si la mémoire de la guerre d’Algérie a pu être à ce point falsifiée dans les représentations communes, c’est parce que les mensonges idéologiques si différents des pouvoirs français et algériens s’entendaient très bien, si j’ose dire.

Je n’en prends qu’un exemple : qui sait qu’il y a eu, de janvier 1959 à janvier 1962, trois à quatre fois plus de soldats et supplétifs musulmans de l’armée française que de combattants de l’Armée de libération nationale ? Fin 1960, les premiers étaient plus de 200 000, les moudjahidin n’ont jamais été plus de 50 000… sauf dans les semaines qui ont suivi les Accords d’Evian. On sait un peu le sort des harkis, en France, on voit bien que personne n’a intérêt à s’appesantir sur le nombre de soldats laissés pour compte, voués à une mort quasi certaine, le plus souvent atroce (je n’ai pas utilisé, tant je le trouvais à tous points de vue horrible, un témoignage lu chez Benjamin Stora de soldats français cantonnés dans leur caserne peu avant leur départ, en 1962, entendant sans bouger les hurlements des harkis que sur la place du village on avait forcé à boire de l’essence avant de mettre le feu). Du côté algérien, on voit tout aussi bien comment ces chiffres étaient gênants pour le FLN qui prétendait être la voix d’un peuple uni ayant pris les armes pour se libérer seul de l’oppresseur. Exit la vérité des harkis. Mais hic et nunc, rien n’interdit d’y revenir, nulle revendication n’est nécessaire.

À la fin de votre livre, vous dites votre dette envers un certain nombre d’auteurs. La plupart sont des témoins qui ont écrit des récits, ou des historiens, peu sont des romanciers (hormis Nicolas-René Ehni, Pierre Guyotat, Bernard Chambaz). Comment expliquez-vous que la guerre d’Algérie soit si peu présente dans la littérature française ?

Je n’ai cité que les auteurs dont je me suis concrètement servi, ou qui m’ont suffisamment impressionné pour me marquer en profondeur. Parce que, sans parler des centaines de récits ou de témoignages publiés en cinquante ans, ils sont nombreux, les romans centrés sur la guerre d’Algérie, et l’on trouve parmi eux aussi bien des livres de Philippe Labro ou Jean Lartéguy, habitués des listes de meilleures ventes, qu’un chef d’œuvre : même s’il prend toute liberté avec la guerre d’Algérie jamais identifiée mais clairement reconnaissable, Tombeau pour cinq cent mille soldats , de Pierre Guyotat, est paru en 1967 et a tout de suite été reconnu pour ce qu’il est, un immense livre. Et l’on pourrait aussi parler de l’ombre portée de la guerre d’Algérie sur les œuvres, entre autres, d’Hélène Cixous ou Jacques Derrida.

Alors, de fait, je ne sais pas bien pourquoi ce sentiment revient sans cesse, qui veut que la littérature française a fait l’impasse sur la guerre d’Algérie, alors qu’on retient plus facilement son importance au cinéma, depuis le Petit soldat , de Godard, en 1960, jusqu’au très récent l’Ennemi intime , en passant par la Bataille d’Alger , de Gilles Pontecorvo, interdit à sa sortie en 1966, et dont on dit à tort ou à raison, peu importe, que Georges Bush l’a fait projeter au Pentagone, après l’invasion de l’Irak – juste pour dire son actualité intacte. Peut-être, pour retrouver la matière de ce qui précède, que l’époque n’était pas apte à entendre autre chose que des discours manichéens et que le cinéma, avec par exemple Avoir vingt dans les Aurès , qui a marqué les esprits contrairement à tous les romans parus, s’y prêtait mieux que la littérature. Ce serait en soi un magnifique sujet d’étude !

La France refuse de reconnaître que les essais nucléaires qu’elle effectuait dans le désert algérien ont irradié les soldats qui y ont été exposés et qui sont atteints de cancers. Qu’en est-il de ce dossier aujourd’hui ?

Les soldats, mais aussi et peut-être plus encore les populations locales, y compris les populations nomades, à propos desquelles on ne dispose quasiment d’aucune information. Cinquante ans après, la désinformation et le déni continuent de régner au niveau officiel, quand bien même un tout petit pan du voile a été levé ces dernières années, depuis l’annonce en 2003 de la création d’un Comité de liaison pour le suivi sanitaire des essais nucléaires, dont les travaux tardent depuis à se concrétiser ou en tout cas à être rendus publics. Quelques vétérans commencent, ici ou là, à obtenir gain de cause auprès des tribunaux compétents, mais le ministère de la Défense continue systématiquement de s’y opposer. C’est que les enjeux sont énormes, non seulement en France, mais aussi en Algérie.

Cela dit, cette question hallucinante des essais et d’une exposition parfois volontaires de troupes à leurs retombées – afin d’étudier leur capacité d’action face à une attaque nucléaire – risque d’évoluer de façon différente désormais, et pas seulement par cynisme d’État, le nombre de personnes susceptibles d’être indemnisés chutant d’année en année. Jusqu’ici, et là encore, les deux discours d’État fonctionnaient très bien ensemble. Pour avoir signé en marge des accords d’Évian des accords secrets autorisant la poursuite des essais français jusqu’en 1967, le FLN, tant qu’il détenait seul le pouvoir, ne pouvait faire de leurs conséquences sur les populations locales qu’un sujet tabou.

Le sujet semble ne plus l’être autant aujourd’hui : un premier colloque s’est tenu à Alger en février dernier. Comme par hasard, le ministère de la Défense français a publié quasiment en même temps sur son site internet un rapport sur « les essais nucléaires et leur suivi au Sahara ». Il vaut le détour, ne serait-ce que pour la langue de bois dont il est fait, impressionnante. L’Association des vétérans des essais nucléaires français et leurs familles (Aven), qui a été créée en 2001 et fait un travail remarquable, en a livré une critique nécessaire sur son site internet (www.aven.org), par l’entremise du spécialiste de ces questions qu’est devenu Bruno Barrillot. Ce dernier est d’ailleurs l’auteur d’un livre que je recommande malgré l’effroi où il mène, qui rassemble des témoignages impensables, Les irradiés de la République , paru dans la collection du Grip aux éditions Complexe, en 2003.

Culture
Temps de lecture : 23 minutes
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