Relocaliser l’agriculture

Face aux dérives de l’agro-industrie, un rapport officiel propose de revaloriser les marchés locaux. Un changement de cap radical après cinquante années d’aveuglement productiviste.

Pierre Thiesset  • 30 avril 2008 abonné·es

Le modèle actuel de production agricole ne fonctionne pas. Focalisé sur la hausse de ses rendements, il menace l’environnement, ne garantit pas la sécurité alimentaire et provoque des inégalités sanitaires et économiques flagrantes. Telle est, en substance, la conclusion de l’Évaluation internationale des sciences et technologies agricoles au service du développement [^2]. Une prise de conscience historique. Plusieurs institutions internationales, dont la Banque mondiale et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), ont soutenu ce rapport. Une soixantaine de gouvernements l’ont approuvé à Johannesburg, le 12 avril. Seuls l’Australie, le Canada et les États-Unis émettent quelques réserves sur « le résumé global à destination des décideurs ».

Résultat de quatre années de travail de plus de 400 scientifiques, cette étude officielle a réuni tous les acteurs de l’agriculture : recherche publique, privée, société civile, gouvernements et producteurs. « Mais pour une fois, le lobby pro-OGM n’a pas réussi à s’imposer », se réjouit Arnaud Apoteker, responsable de la campagne OGM et agriculture de Greenpeace. Les firmes agro-industrielles comme Monsanto et Syngenta se sont retirées de la discussion en octobre 2007. « La conscience que l’on va droit dans le mur était partagée, mais elle était moins sensible chez certains acteurs , explique Fabrice Dreyfus [^3], l’un des experts qui ont participé aux débats. Notamment chez la recherche privée, qui a toujours pensé pouvoir répondre avec des solutions technologiques. »

Un rapport qui vient à point nommé à l’heure où la crise alimentaire frappe la population mondiale. Son objectif est clair : réduire la faim et la pauvreté en augmentant la productivité agricole d’une manière ­viable, sur le plan environnemental et humain. Pour cela, une nouvelle orientation de ­l’agriculture mondialisée est préconisée. Plutôt que de renforcer une production centralisée et des monocultures vouées à l’exportation, le rapport reconnaît le rôle fondamental des marchés locaux.

« Il ne s’agit pas de donner la priorité à la seule agriculture familiale mais de lui redonner toute sa place en rééquilibrant les investissements », précise Fabrice Dreyfus. Le texte propose ainsi d’instaurer des mesures de protection (taxes et droits de douane) pour éviter une concurrence inégale entre firmes agro-industrielles du Nord et paysans du Sud. Il conseille d’attribuer des microcrédits et des aides financières à ces derniers, d’augmenter leur accès à la terre et d’améliorer le niveau de vie des travailleurs ruraux. Tout cela pour assurer l’autosuffisance alimentaire des populations. Les scientifiques tiennent aussi à promouvoir les savoir-faire des communautés rurales. Car, depuis toujours, celles-ci savent concilier l’agriculture et la préservation des ressources naturelles locales.

Illustration - Relocaliser l'agriculture


Promouvoir le savoir-faire des communautés rurales est une des solutions contre la crise alimentaire. / MAUNG WIN

Arnaud Apoteker se félicite de cette valorisation : « Ce rapport montre qu’utiliser les connaissances traditionnelles et préserver les petites exploitations a au moins autant d’importance que de développer la technologie. Il est très positif dans la mesure où il remet en cause le dogme qui consiste à croire que c’est par l’industrialisation croissante que l’on va résoudre la faim dans le monde. » Certes, la « révolution verte » a permis d’augmenter les rendements, à grands renforts de machines et de pesticides. Mais au prix d’une effroyable dégradation de l’environnement.

Battant en brèche cinquante années d’industrialisation de l’agriculture, le rapport n’oublie pas d’égratigner les dernières innovations technologiques. Concernant les agrocarburants, le texte est on ne peut plus explicite : « La transformation de récoltes agricoles en essence peut augmenter les prix de la nourriture et réduire notre capacité à soulager la faim dans le monde. » Les organismes génétiquement modifiés sont eux aussi remis en cause par l’étude, qui souligne la faiblesse des résultats obtenus et dénonce ­l’opacité qui règne dans les décisions des semenciers. « Le rapport ne condamne pas les biotechnologies , avertit Fabrice Dreyfus. Mais il affirme que la solution n’est pas dans les cultures d’OGM, qui ne sont pas là pour sauver la planète mais pour conquérir des marchés. »
Dans ces conditions, la recherche en génétique ne peut plus monopoliser les fonds. Ceux-ci doivent être mobilisés pour intensifier les recherches en agroécologie.

Reste à savoir si de telles recommandations – qui vont à l’encontre des logiques libérales en vigueur – seront prises en compte. Pour Fabrice Dreyfus, il ne s’agit pas d’un modèle clé en main et directement généralisable. « Il faut parler de systèmes agroalimentaires, prendre en compte l’ensemble des paramètres : production, transformation, acheminement et consommation , prévient-il. Nous ne sommes pas dans la logique “les experts ­disent et les agriculteurs appliquent”. » Arnaud Apoteker redoute la non-application de l’étude : « Ce rapport sera véritablement historique s’il est suivi d’effets et si les politiques de financement de la Banque mondiale suivent. On en est encore loin. Dans son histoire, la Banque mondiale a toujours investi dans de grands projets centralisateurs. » Le renouveau de l’agriculture passe aussi par la démocratisation des institutions internationales.

[^2]: Le rapport est disponible sur le site www.agassessment.org
Voir aussi Politis n° 999, du 24 avril 2008.

[^3]: Fabrice Dreyfus est le directeur de l’Institut des régions chaudes de Montpellier Supagro, le Centre international d’études supérieures en sciences agronomiques collaborant étroitement avec l’Institut national de la recherche agronomique.

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