Rachida et ses frères…

Longtemps très en cour, la ministre de la Justice aura été le symbole de ces « minorités visibles » qui paient le prix de leur intégration en approuvant une politique d’immigration indigne.

Nacira Guénif  • 29 janvier 2009
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Dans le paysage politique actuel, il n’est pas simple de parler d’un groupe avec lequel pourrait m’être attribuée quelque parenté. Moins simple encore de prendre le risque de tomber dans le travers que j’ai décrit ailleurs pour le débusquer sous ses apparences civilisatrices : « Les Arabes parlent aux Arabes. » Et définitivement imprudent de le faire dans un climat de radioactivité sexiste, où il ne fait pas bon vouloir faire bande à part en refusant la campagne de décontamination féministe menée par tout ce que la France compte d’humanistes patentés et autres enfants de la Raison. C’est donc en ignorant toutes les précautions d’usage (oratoires ou antiseptiques) qu’il devient possible de parler de sujets minés. Je reviendrai ici sur le sexe des filles supposées appartenir à la minorité musulmane française et sur les raisons d’une focalisation troublante dans ses attendus comme dans ses effets. Retour sur un non-événement, donc, qui, comme d’autres ayant émaillé l’été dernier sans relief, travaille la même veine xénophobe et triture les mêmes penchants pour la partition : celle d’une altérité, version face obscure, entre agression estampillée antisémite et accusation d’antisémitisme travestie d’humanisme. À cette face victimaire de la question sémite répond son envers, celle de l’autre sémite qui peut être chargé de tous les maux, car il est le fruit de notre imagination : l’Arabe, musulman et français de surcroît.
Tout a commencé au printemps par une polémique qui cherchait à exploiter, à des fins de défense et d’illustration de la civilisation, une décision de justice annulant un mariage entre un plaignant, éphémère époux ombrageux sur la prestation de virginité que ne lui a pas assurée une jeune Française, supposée musulmane, durant une nuit de noces sous haute surveillance. Toutes ces éruptions ont en commun de procurer le divertissement pascalien que recherchent celles et ceux qui ne savent comment sortir de l’impasse politique où ils se sont fourvoyés. Le Président ne s’y prendrait pas autrement s’il cherchait à faire diversion en offrant aux foules solitaires de la France déprimée de quoi s’occuper et se divertir.

Si Rachida Dati est si résolument convaincue que les « grands frères » ont été nuisibles à eux-mêmes et aux filles qu’ils côtoyaient, je lui conseille de déclarer qu’elle ne soutient pas et n’a aucune sympathie pour la candidature de Barack Obama : il a été un grand frère dans le quartier de South Chicago, ghetto où il a longtemps participé à des actions sociales et solidaires avec les habitants, en majorité noirs, pour élever le niveau de conscience politique ( empowerment ) et redonner la capacité d’agir et de décider pour elle-même ( agency ) à une jeunesse dont l’horizon était bouché. La garde des Sceaux, que le magazine radiophonique de la BBC4 Woman’s Hour présente comme fille d’immigrants nord-africains musulmans, est donc en droit d’accuser le candidat démocrate de sexisme envers les femmes qui vivent dans ces zones abandonnées par l’État. Dans un livre récent, Richard Sennett relève les étapes complexes qui reconstituent les parcours d’enfants de quartiers disqualifiés face à des acteurs sociaux et à d’anciens habitants qui ont su trouver une forme de respect de soi et de l’autre dans leur existence, comme le suggère le titre ( Respect : de la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité ). Ils n’y sont que partiellement parvenus, et on pourrait leur en faire grief si l’on ne connaissait les analyses implacables du système carcéral américain et de ses mécanismes de reproduction structurelle. La ministre, rescapée revendiquée de la tradition et de la désintégration, n’a apparemment pas souhaité emprunter le chemin qui, en Amérique, a contribué à forger le destin politique inédit d’un homme noir. À moins que ses déclarations ne soient une manœuvre visant à faire diversion tout en en ignorant délibérément les vraies critiques du dispositif des grands frères, en vente libre dans toutes les bonnes librairies. Personne ne l’a attendue pour dénoncer les sous-entendus culturalistes et inégalitaires d’une classe politique et d’une élite locale, de droite comme de gauche, myopes et lâches lorsqu’elles emploient de jeunes hommes à qui on reconnaît pour seule compétence d’être noir et/ou arabe, et d’habiter les zones les plus ségréguées et démunies. S’ils sont devenus les bons à tout faire d’acteurs politiques incompétents et condescendants, ces jeunes hommes visiblement différents n’en ont pas été pour autant les oppresseurs sexistes des jeunes femmes qu’ils ont côtoyées. D’ailleurs, la formule a si bien fait recette que les « grandes sœurs » ont fait leur apparition dans les bus et devant les collèges, ajoutant à la perplexité d’observateurs qui s’interrogeaient sur les mobiles inavoués d’un tel engouement.

Le feuilleton de la stigmatisation des banlieues semblait clos, recouvert du vernis déjà craquelé d’un plan qui n’enchante que son instigateur et sa promotrice, Nicolas Sarkozy et Fadela Amara. Il vient de rebondir à l’initiative d’une ancienne conseillère, Rachida Dati, naguère missionnée pour éteindre les cendres de l’incendie allumé en 2005 par son ministre pyromane. Siégeant maintenant au banc des ministres, elle attise le feu en usant d’accents compassionnels qui ne trompent personne sur l’opportunisme de celle qui harangue les filles menacées par une politique identitaire et un repli communautariste dont elle tient leurs frères pour seuls coupables. Comme si ce n’était pas son président qui avait passé un deal pervers avec des responsables religieux en mal de notabilisation, et qui nous avait servi le retour de l’identité nationale sur le plateau gondolé du désespoir social. Elle arriverait presque à convaincre que, si les socialistes sont ir/responsables, c’est parce qu’ils ont fait preuve de naïveté politique et d’angélisme culturel (le fameux relativisme culturel voué aux gémonies) envers des garçons arabes, inventés pour tenir le rôle du bouc émissaire, animés d’une duplicité et d’une barbarie invétérées que rien ne serait parvenu à dompter. C’est du haut de son piédestal régalien qu’elle clame sa solidarité féminine et se fait l’interprète de la voix de son maître, quitte à aboyer avec une meute où l’on compte des féministes autoproclamées. La voilà qui emboîte le pas des instigateurs de l’affaire « La mariée n’était pas vierge », prompts à entretenir la confusion sur les termes discutables d’une décision de justice assise sur les restes patriarcaux d’un code civil qui n’en est pas à un anachronisme près. La fameuse « qualité essentielle » dont l’usage est banalisé à l’ombre d’un supposé républicanisme abstrait n’a pas été suscitée par quelque intégriste islamiste, mais établie par le code Napoléon. Nullement gênée par cet anachronisme, la ministre télescope la temporalité longue de ce terme du droit civil et l’accélération d’opportunes polémiques, pour relancer la question de la virginité en la renvoyant à ses doubles islamisants : violence, viol, excision, mariage forcé, crime d’honneur. Elle exacerbe délibérément un climat de panique morale jamais apaisé en deux décennies, tant il est électoralement juteux depuis qu’il s’est doté de l’incarnation idéale du pôle symbolique négatif que toute société se cherche : le garçon arabe parfois musulman, et sa figure victimisée, la fille des quartiers.

À la panique morale focalisée sur le sexe de jeunes femmes réduites à choisir entre demeurer musulmanes ou se débarrasser de leur virginité pour être acceptables, la ministre alibi prétend répondre par la bonne conscience féministe. Ainsi, comme par hasard, elle dénonce leurs frères, de sang ou de communauté, et opère un glissement sémantique louchant vers la dramaturgie désormais familière des filles empêchées de s’émanciper. Si quelque journaliste téméraire lui posait la question, elle ne manquerait sans doute pas d’expliquer aux âmes perplexes ou sensibles qu’elle n’a pas du tout cherché à réactiver l’imaginaire bien partagé de la guerre des sexes dans les quartiers. Elle sait trop bien ce qu’il peut en coûter de jeter de l’huile sur le feu couvant sous de tels sujets, elle qui omet dans sa bio de relater qu’elle est allée au charbon dans les années 1990, pour assurer la médiation dans les établissements où des élèves se voilaient. Agiter le chiffon rouge du sexisme n’est pas dans ses habitudes, elle qui le subit régulièrement, mâtiné d’un zeste de racisme depuis qu’elle trône en bonne place dans un gouvernement très soucieux de son image colorée, féminisée et… aseptisée. Aucun relent d’oppression ou de domination dans ce tableau idéal de « femmes marron sauvées d’hommes marron par des hommes blancs » selon la formule sans détour de Gayatri Spivak. Dati n’ignore sans doute pas que sa simple présence dans le paysage de la Sarkozie justifie l’antisexisme obtus qui n’hésite pas à fermer les yeux sur les pratiques racistes institutionnalisées et sur la banalisation de la xénophobie, pour mieux maintenir le régime inégalitaire hiérarchisant les couleurs de peau et les degrés de mélange par mariage. Pratiques ségrégatives qu’elle est conduite à absoudre ou à renforcer en faisant par exemple voter la loi sur les multirécidivistes ou en observant un silence assourdissant lorsqu’une arrestation se solde par la mort par étouffement d’un jeune homme arabe à Grasse. En voilà un qui n’aura plus la chance d’être recruté comme grand frère et d’être stigmatisé par une ministre dont l’agressivité envers les parlementaires socialistes, qui n’en sont plus à une vicissitude près dans leur descente aux enfers, en dit long sur son histoire intime.
Dans cette loi qui, à peine votée, condamne ses frères, on discerne l’ironie amère de ces parcours d’enfants d’immigrants que la vulnérabilité condamne trop souvent à faire bande à part et à s’en sortir seul. C’est toute l’histoire de Rachida et ses frères : il n’y avait pas place pour tout le monde dans le train qu’elle a pris en marche et où elle a dû la jouer perso, laissant à quai ses frères, qui entreront dans les statistiques de la délinquance. Une fois soumise au tri sélectif qui tient lieu de politique d’intégration depuis l’entrée importune en citoyenneté des descendants d’immigrants ex-indigènes, Rachida Dati n’a sans doute pas eu de mal à damer le pion à tous les frères qui gravitaient dans son périmètre. Elle a peut-être même joué cette carte de la concurrence que m’ont si bien décrite des jeunes femmes qui, à l’instar de nouvelles ministres devenues tendance, se sont un jour trouvées piégées dans une partie de poker menteur : prouver leur loyauté en trahissant leurs attachements. Or, ce qu’elles disaient alors, c’est qu’il existait une voie pour échapper à l’injonction paradoxale qu’elles subissaient sans y perdre leur dignité. Cette banale histoire de sauvetage dans une société déboussolée lui impose aujourd’hui de manifester sa gratitude en sachant quand se taire et quand agir sur ordre. La voix de son maître, voilà ce qu’incarne parfaitement Rachida Dati au gouvernement, ce qui lui vaut l’appui indéfectible de celui qui lui a tout donné : « Tu m’as fait plaisir » , lui a-t-il décerné au cours d’un conseil des ministres [^2]. Voilà la reconnaissance du ventre telle que la conçoit la politique d’intégration, entre test de langue française et test ADN, exportée aujourd’hui jusqu’aux confins de contrées d’émigration auxquelles est sous-traité le refoulement des indésirables : témoigner une reconnaissance aveugle pour les supposées largesses d’une France généreuse envers qui embrasse ses « valeurs ».
Cette affaire, comme d’autres qui laissent incrédules nos voisins tout en faisant écho à leurs propres obsessions, sert peut-être de prélude à une campagne européenne de séduction pour instaurer la politique d’immigration la plus répressive qu’on ait connue. Quelle meilleure démonstration, contre toute velléité de laisser entrer l’autre sans contrôle, que ce théâtre où les méchants Arabes et musulmans tiennent le rôle du déviant menaçant dont il faut empêcher toute tentative de franchir les hautes barrières érigées autour de notre monde civilisé, si bien incarné par Rachida et Nicolas. Car pour celles et ceux qui sont « issus d’ailleurs », « issus des minorités visibles » ou encore « issus de l’immigration », le prix de l’« intégration » sera élevé : il leur faudra approuver une politique d’immigration de plus en plus indigne et violente, à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume des libertés. C’est à cette condition exorbitante qu’ils pourront faire valoir leur droit de tirage citoyen et leurs revendications d’égalité « des chances ». Pourtant, les candidats à l’estampillage « vrai Français » se pressent déjà aux portes, assurant le succès de cette honteuse politique du chiffre et augurant de sombres lendemains, auxquels des résistances s’opposent déjà.
Il n’est pas simple de parler contre lorsqu’on ne parvient plus à partager quoi que ce soit avec ses adversaires, pas même des divergences de vue. Il est plus encore impossible de rester silencieuse devant leurs manœuvres. C’est en réponse à ce dilemme que je tente d’inventer avec d’autres, tous les autres, une réponse qui soit politiquement et humainement viable. Pour l’heure, il demeure périlleux de poser une alternative radicale qui ne soit pas prise pour une capitulation devant des bavardages intempestifs et corrosifs. Reste le risque de la parole sans tutelle ni ascendant, semant le trouble et le désordre.

[^2]: le texte de Nacira Guénif-Souilamas a été écrit avant l’annonce de la « disgrâce » de la garde des Sceaux.

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