«Aliker» enfin au cinéma

A l’occasion de la sortie en salles de «Aliker», biographie du journaliste et militant communiste martiniquais assassiné en 1934, Politis.fr publie en accès libre l’article de notre édition du 3 juillet 2008, alors que le comité de soutien au film du cinéaste Guy Deslauriers tentait de réunir les fonds nécessaires pour boucler son financement.

Xavier Frison  • 8 juin 2009 abonné·es
«Aliker» enfin au cinéma

_ Certains accouchements sont plus douloureux que d’autres. Celui du prochain film du cinéaste martiniquais Guy Deslauriers (voir l’entretien de juillet 2008 en accès libre), consacré à l’histoire d’un homme et de tout un peuple, se fait aux forceps. André Aliker, journaliste et militant communiste martiniquais, meurt assassiné le 12 janvier 1934 pour avoir osé dénoncer les agissements illégaux du riche industriel et planteur blanc Eugène Aubéry. L’affaire Aliker est née, symbole de la lutte du prolétariat martiniquais contre l’élite béké (blancs créoles descendants des premiers colons) et de l’émergence d’un journalisme de combat, aux poches vides mais aux reins solides. L’histoire inspire Patrick Chamoiseau, qui signe le scenario du film, et Guy Deslauriers, dont les caméras commencent à tourner en mars 2007.

Seulement voilà, « à la suite de problèmes techniques et d’une détérioration de la pellicule […], les fonds, récoltés majoritairement auprès des collectivités locales de Martinique, Guadeloupe, Guyane et de quelques entreprises privées, s’avèrent insuffisants » , déplore le Comité de soutien au film Aliker. Ce comité a été créé en avril 2008 par un groupe d’amis « conscient de l’importance du sujet de ce film » pour rassembler les 85 000 euros minimum manquant au budget. La trentaine de membres qu’il rassemble en Martinique s’interrogent sur ce coup du sort. « Fruit du hasard ou malveillance ? Peut-être Deslauriers a-t-il réveillé les démons du passé. Une enquête est ouverte » , explique un membre du comité.

Au cœur de ce « pan de l’histoire martiniquaise », un jeune militant du groupe communiste Jean-Jaurès, issu d’une famille d’ouvriers agricoles. Homme-orchestre du journal Justice (gérant, rédacteur, correcteur et diffuseur), André Aliker fait éclater le scandale autour d’Eugène Aubéry dans une édition spéciale du 11 juillet 1933. Aubéry, puissant industriel, béké par alliance, est accusé de fausses déclarations fiscales et d’impôts impayés. Or, il aurait soudoyé les juges de la cour d’appel de la Martinique pour éviter une lourde condamnation et une amende record. Aliker publie des pièces du dossier fort compromettantes pour ce propriétaire de l’usine de canne à sucre du Lareinty. Il met ainsi le doigt dans un engrenage fatal. À l’époque, la Martinique est encore une colonie française. L’aristocratie des Blancs créoles règne sur les domaines agricoles et détient le pouvoir économique, assis sur la production du sucre et du rhum. Sous l’œil bienveillant de la métropole, le pouvoir politique est aussi verrouillé par les békés. En face, malgré l’abolition de l’esclavage en 1848, le suffrage universel et la scolarisation des enfants instaurés par la IIIe République, la classe moyenne noire et métisse et le prolétariat luttent contre des inégalités toujours criantes.

Tentatives de corruption, pressions et menaces se multiplient. André Aliker échappe à deux tentatives d’assassinat, restées impunies. « Je suis convaincu qu’Aubéry a mis ma tête à prix » , dira le journaliste militant. La troisième agression lui donnera raison : le 12 janvier 1934, Aliker est retrouvé mort sur une plage de Case-Pilote, le corps ligoté, rejeté par la mer. Cet assassinat déclenche une immense émotion populaire dans toute la Martinique. Ce qui n’empêche pas deux des quatre assassins présumés, petites frappes originaires de l’île anglaise voisine de Sainte-Lucie, d’obtenir un non-lieu. Les deux autres sbires sont acquittés le 22 janvier 1936 par la cour d’assises de Gironde, à Bordeaux, où l’affaire a été dépaysée. Malgré la mobilisation de l’opinion publique en France et dans les colonies, la demande formulée par la Ligue des droits de l’homme d’ouvrir une nouvelle instruction, « menée cette fois dans le souci exclusif de la recherche de la vérité » , reste lettre morte.

Emporté par sa rage contre l’injustice, Marcel Aliker, contremaître à l’usine de canne à sucre du Petit-Bourg, décide de venger son frère. Huit jours après le procès de Bordeaux, à l’occasion d’une cérémonie de funérailles, il pointe son arme sur Eugène Aubéry. Mais le pistolet s’enraye ; Marcel est maîtrisé et jeté en prison pour six mois. Son procès se tient à Fort-de-France, où le peuple de Martinique soutient corps et âme le frère du journaliste assassiné.
Le 23 juillet 1936, Marcel Aliker est acquitté par le jury dans la liesse collective. Une larme de consolation dans un océan d’arbitraire. Sur le caveau familial où repose André, Justice a fait graver la maxime attribuée au révolutionnaire Marat : « N’ayant pu me corrompre, ils m’ont assassiné ! »

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