La preuve par l’Allemagne

Denis Sieffert  • 1 octobre 2009 abonné·es

Depuis dimanche, les brouilleurs de pistes, contorsionnistes du commentaire et autres acrobates de la statistique déploient leur ingéniosité pour nous convaincre que la CDU d’Angela Merkel a fait un triomphe, et que la vertigineuse défaite du SPD est celle de la gauche. Tout étant relatif, il est certes indéniable que la droite a obtenu une majorité au Bundestag. Mais combien de consommateurs moyens de journaux télévisés et de lecteurs pressés des unes de la presse écrite auront deviné que le parti de la chancelière vient aussi d’enregistrer son plus mauvais score depuis 1949 ? L’information ne saute pas aux yeux, ni aux oreilles, c’est le moins que l’on puisse dire ! En fait de triomphe, il s’agit plutôt d’un reflux historique ! Et cela dans le contexte aggravant d’une abstention record de près de 30 %. La vérité, c’est qu’en temps de crise les héritiers d’Adenauer et de Kohl ne sont plus assez libéraux pour les libéraux qui ont misé sur le FDP. À libéral, libéral et demi ! Mais si la droite allemande a remporté ce scrutin tout en perdant beaucoup, c’est évidemment que la gauche social-démocrate a perdu bien plus encore. Et c’est là que les brouilleurs de pistes s’en donnent à cœur joie pour masquer ce qui constitue sans doute la leçon essentielle du scrutin : si les deux grands partis de l’histoire allemande de l’après-guerre s’effondrent, c’est peut-être bien que nous assistons à l’amorce d’une recomposition profonde, avec l’émergence de forces nouvelles.

Gardons-nous donc de banaliser cette élection, et de la ramener dans le jeu convenu d’un éternel mouvement de balancier gauche-droite. Et évitons d’expliquer l’échec du SPD par sa seule coalition avec la CDU. Ce serait oublier qu’en 2005, déjà, le SPD avait subi un recul important (4,2 %), et cela, après avoir gouverné seul avec les Verts. Gerhard Schröder n’avait eu besoin de personne pour s’attaquer massivement aux services publics et aux retraites. C’est donc bien le glissement néolibéral du SPD qui, en tant que tel, et par deux fois, a été sanctionné par les électeurs. On peut donc émettre les plus grands doutes sur l’idée selon laquelle, rendu à son autonomie et à sa solitude ombrageuse, le SPD retrouverait naturellement un ancrage à gauche. L’évolution de la social-démocratie européenne est trop profondément idéologique. Depuis plusieurs années déjà (on peut situer le tournant à 1983), notre PS fait lui aussi régulièrement mouvement vers la droite. Le discours qui accompagne cette évolution ressasse toujours la même antienne : il n’y aurait pas d’autre solution possible qu’un aggiornamento historique, jusqu’à une dissolution dans un nouveau mouvement « centriste » ou « démocrate ». Or, voilà que les élections allemandes de dimanche contrarient sérieusement cette analyse. Car si la social-démocratie fait faillite, la gauche ne disparaît pas pour autant. Bien au contraire. La montée en flèche de Die Linke et, d’une autre façon, le succès des Verts tracent une piste nouvelle.

Au passage, il faut souligner l’aimable perfidie qui consiste, dans notre presse, à qualifier le parti d’Oskar Lafontaine de « néocommuniste ». Certes, l’appellation n’est pas en soi infamante. Mais elle est inexacte puisqu’une partie des cadres et militants de Die Linke vient de la social-démocratie et du mouvement social. Et elle n’est pas sans arrière-pensée à propos d’un pays où « communisme », il y a vingt ans encore, était synonyme de « totalitarisme » et de mur de la honte. Mais, pour revenir au fond du débat, il faut souligner qu’il n’y a donc pas dans ces élections allemandes le moindre « paradoxe » , ni le moindre défi à la logique [^2]. Le SPD est sanctionné pour n’avoir pas été assez antilibéral et pour avoir peu à peu épousé une idéologie qui est tenue, à l’échelle planétaire, pour responsable de la crise. Die Linke progresse à proportion de ce que la gauche traditionnelle a perdu. Certes, le rapport de forces n’est pas inversé. Mais l’hégémonie du SPD au sein de la gauche est largement battue en brèche. Une autre force existe, assez visible, pour constituer une alternative. L’évolution est telle que la question des alliances se pose déjà différemment. Ce sont les dirigeants du SPD qui ne veulent pas entendre parler de Die Linke, trop inquiets des positions de cette nouvelle gauche. En France, le même défi est désormais lancé au Parti socialiste. Les réponses divergentes, entre ceux qui veulent pousser vers l’alliance avec le MoDem et ceux (voir l’article de Michel Soudais et son entretien avec Benoît Hamon) qui préconisent des rapprochements avec l’autre gauche, peuvent conduire à l’implosion.

Dans ces conditions, le moment serait mal choisi par le Parti communiste pour affaiblir le Front de gauche encore en gestation. Mais, me dit-on, rien n’est encore fait. Notamment dans la perspective des régionales. Et mon éditorial d’il y a quinze jours, très critique à l’égard du PCF, était exagérément sévère. La dialectique subtile de Marie-George Buffet permettait en réalité une autre lecture, porteuse d’espoir. Tant mieux ! Une série de rencontres récentes du Front de gauche, y compris avec le NPA, vont en tout cas dans le bon sens. Chacun doit méditer à sa façon les leçons allemandes.

[^2]: Dans Libération de lundi, Laurent Joffrin voit un « paradoxe » dans ces élections : des libéraux qui l’emportent en temps de crise alors que « la gauche » est battue…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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