La mécanique du vivre-ensemble

À Bordeaux, le Garage moderne va souffler ses dix bougies. Dans cet atelier associatif, on met les mains dans le cambouis mais on accueille aussi des artistes et des musiciens. Rencontre.

Marion Dumand  • 14 octobre 2010 abonné·es
La mécanique du vivre-ensemble

La voiture est en panne, le portefeuille à sec. « Va falloir changer le tambour et réparer la mâchoire. » Le constat pourrait sembler poétique. Ou angoissant. Au Garage moderne, c’est un signal. L’heure est venue de se retrousser les manches et d’empoigner les outils. Grâce aux conseils experts de Khalifa, on dévisse, frotte au papier de verre, interroge, inquiets comme des mômes. « C’est bon, là ? » Et quand un ressort récalcitrant bondit, Boufeldja entre en scène. Boufeldja, c’est le grand dompteur de durites, le manitou de la clef à molette. Le moteur de ce garage associatif, qui va fêter en octobre ses dix années d’existence et compte 2 400 membres pour 18 salariés.

C’est avec un chat égaré que tout a commencé, en 1999. Béatrice trouve le matou et colle des affichettes. Boufeldja les repère, les photographie, l’invite au vernissage de ses clichés. Ensemble, ils parlent art et mécanique, association et débrouille. Béatrice se souvient du Crime, un garage associatif toulousain qui a fermé en 2005. Boufeldja, du garage paternel en Algérie. Fin de l’histoire… n’eût été la voiture de Béatrice et Véronique, qui refuse de démarrer ; Boufeldja vient à la rescousse. Un trio est formé, Boufeldja le mécanicien-photographe, Béatrice la psychologue, Véronique l’artiste, et le Garage moderne ouvert dans la foulée.

Le principe ? Le matériel est mis à disposition des adhérents moyennant une cotisation annuelle de 46 euros (10 de moins pour les chômeurs, les étudiants et les retraités). Pour ceux que la mécanique laisse perplexes, il est possible de bénéficier de l’aide d’un professionnel, dont le tarif horaire évolue de 10 à 35 euros selon l’implication nécessaire. Contrairement à d’autres structures voisines, le Garage moderne accueille tout le monde, pauvres comme riches. Une seule règle : ne pas faire le dégoûté. Mais il est hors de question de se faire « estampiller public défavorisé » , explique Béatrice : « On veut bien être un garage social, mais on veut surtout être un garage sociable. » Social, donc. « Quand l’État met six mois à payer des réparations qu’il prend en charge, on fait la banque, on avance pièces et main-d’œuvre. Et on ne rechigne jamais à étaler le paiement. » Le nouvel atelier de réparation de vélos accueille aussi des jeunes « en réinsertion » . Un terme que n’emploie jamais Béatrice et qui, c’est visible, lui hérisse le poil.

Ici, on ne serre pas que des boulons, on se serre aussi les coudes. Et on ouvre les bras. « Je me souviens d’un vendeur sénégalais que sa voiture avait lâché lors de sa descente au pays, raconte Andres, un adhérent. Les réparations ont duré trois jours. Alors, pendant trois jours, il a mangé et dormi ici. » D’ailleurs, en entrant dans l’immense entrepôt, on repère très vite la buvette, avec sa table à rallonge et son grand lit à siestes improvisées. Non loin, deux bus et une roulotte servent de bureaux. Et partout un bric-à-brac fantasque. Bruno désigne avec affection un vieux frigo, dont il dresse le parcours, puis entraîne le visiteur jusqu’au premier étage. Là-haut, c’est le paradis des Motobécane et autres pétrolettes subclaquantes, conservées par amour et rêve de résurrection.
Au Garage moderne, tout et chacun a une histoire. À commencer par le lieu. Gigantesque, avec une hauteur sous plafond de 14 mètres dans sa « nef ». Là, ont été construits des bouts de train, des ailes d’avion. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’usine a été réquisitionnée, comme toute la zone portuaire du Bacalan, par l’armée d’occupation allemande. À l’énoncé de cet épisode, Dominique dresse l’oreille. Issue d’une famille espagnole réfugiée sous Franco, elle se souvient : ce sont des républicains qui ont été contraints de construire la base sous-marine ; à quelques centaines de mètres, l’invraisemblable bunker se dresse toujours. Mais sa présence ici s’explique par un plus heureux hasard. Cadre dans l’électroménager, cette passionnée de mécanique aidait à préparer des voitures pour le rallye des Gazelles au Garage moderne. C’est là qu’on la pousse à aller plus loin : bac pro, CAP… Elle est maintenant chef d’atelier.

Loin des machos, on pratique la « mécanique angélique, celle qui n’a pas de sexe » , s’amuse Béatrice. Ce n’est pas Marie-Laure qui la contredirait. Blanche-Neige ménagère, jeunes mariés figés, femme tentaculaire ou petite fille fantasmée, elle peint, colle, découpe, avec humour, nos ambivalences. Cela se passe à l’étage. Une « résidence d’artiste » où se côtoient toiles et matelas. Car le Garage accueille aussi expositions et musique. Tous se côtoient, se retrouvent à l’heure des repas, mais chacun a son domaine. À droite, la salle d’expo. À gauche, les ponts mécaniques. Tout au fond, les vélos. Pour l’heure, un jeune homme y répare les bicyclettes de la ville de Bordeaux en écoutant du Rn’B. Khalifa, Lionel et Bruno s’activent autour d’un moteur. Ils le dévissent, le désossent, bref, ils l’« embaument » et trient consciencieusement les pièces par type de métal. Rien ne se perd…
La légende veut même qu’au Garage on puisse vous faire « un pot d’échappement avec une boîte de conserve » . D’ailleurs, aujourd’hui, Khalifa initie Bruno à l’art de la débrouille. Ancien électro-mécano d’autobus, dont la présence au Garage s’est accrue après un accident de travail, ce dernier regrette qu’ « en France, nous ayons une formation très classique : nous sommes habitués à avoir la bonne pièce, le bon outil. Alors que les mécaniciens comme Khalifa savent faire avec ce qu’ils ont sous la main. Ils font preuve d’astuces, de réactivité » . Discret et bienveillant, Khalifa écoute la tirade élogieuse, un peu gêné.

Jeune mécanicien, Lionel veut lui aussi sortir des sentiers battus. Son but : ouvrir à son tour un garage associatif dans son Alsace natale, à Strasbourg. Le Garage moderne pourrait bien faire des petits, même si l’aventure a failli tourner court dès le début. Menacé d’expulsion, Boufeldja, alors sans papiers, est sauvé in extremis par une forte mobilisation. Au n° 1 de la rue des Étrangers, existe le Garage moderne. Un lieu où rien ni personne n’est mis au rebut.


Le Garage moderne, ateliers associatifs,
1, rue des Étrangers, 33300 Bordeaux, 05 56 50 91 33 ou 05 56 04 93 32, www.legaragemoderne.org

À voir : le Fond du garage, de Loïc Balarac, Les films du paradoxe, 2004, 52 mn, 19,90 euros (port compris) : www.filmsduparadoxe.com

Temps de lecture : 6 minutes