Morale politique

Denis Sieffert  • 14 octobre 2010 abonné·es

En ces temps de crise sociale, l’affaire n’est sûrement pas au cœur des préoccupations des Français. Elle est pourtant significative de la nature des relations que les femmes et les hommes qui nous gouvernent entretiennent avec la morale politique. Un homme que tous nos lecteurs connaissent, que nous estimons et que nous admirons – un sentiment, l’admiration, qu’il faut dispenser avec parcimonie – est aujourd’hui la cible d’une offensive qui risque de le mener devant les tribunaux. En ces prétoires où, par les temps qui courent, tout devient incertain. Cet homme admirable, c’est Stéphane Hessel, grand résistant, déporté, coauteur en 1948 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, combattant infatigable des causes justes, ambassadeur de la paix. Comme pour résumer ce qu’il est, il s’apprête dans les prochains jours à se rendre à Buchenwald, où il échappa de peu à la pendaison en 1944, puis à Gaza. On imagine qu’il sera célébré à sa première destination, et oublié à la seconde. Les deux étapes rendent pourtant compte des multiples combats d’un même homme, qui serait cependant le dernier à oser une analogie entre un camp nazi et un territoire palestinien sous le joug colonial, fût-ce le plus déshérité.

Car Stéphane Hessel n’aime pas les excès de langage. Et c’est bien ce qui fait sa force. Lorsqu’il parle, après l’offensive israélienne contre Gaza de décembre 2008-janvier 2009, de « crimes de guerre » et même de « crimes contre l’humanité » , il n’en dit pas trop.
Comme il pèse ses mots lorsqu’il décide, en juin dernier, de s’associer à la campagne de boycott d’Israël. Et nous voilà au cœur de notre affaire. Car Stéphane Hessel est aujourd’hui passible des tribunaux, avec d’autres personnalités, comme la sénatrice Alima Boumediene-Thiery, qui devait comparaître ce jeudi, des militants et des associations pour, tenez-vous bien, « incitation à la haine raciale ». Je ne reviendrai pas ici sur le débat de fond. Sur la nature coloniale de l’occupation et de l’oppression israélienne en Cisjordanie et à Gaza. Sur l’impunité internationale dont jouit cet État. Sur le viol par l’Union européenne de sa propre loi au travers d’accords commerciaux appliqués alors que les droits de l’homme, pourtant fièrement affichés dans les mêmes textes, sont bafoués. Je passerai ici aussi sur l’activité fébrile de deux ou trois bougres, proches du Crif, qui trouvent honorable d’assurer l’impunité d’Israël quels que soient ses crimes. Ce n’est pas notre sujet.

Notre sujet, c’est la parole officielle de la France dans cette affaire. Ce qui nous importe ici, ce sont les consignes que reçoivent les tribunaux, via le Parquet. Et d’où sort cette idée qu’appeler à des sanctions contre un État qui peut tuer mille cinq cents personnes, dans leur immense majorité civiles, en vingt et un jours (entre autres faits d’armes) constitue une « incitation à la haine raciale » ? Certes, nous savons que l’on peut recourir à cette incrimination du seul fait qu’une action de boycott vise une nation ou une nationalité. Mais personne n’avait songé à qualifier de racisme anti-Blancs les appels au boycott de l’Afrique du Sud de l’apartheid, dans les années 1980.
Je ne jurerais pas que l’idée n’a pas été soufflée à notre Premier ministre, et à notre ministre de la Justice. Mais c’est un fait que c’est François Fillon, d’abord, Michèle Alliot-Marie, ensuite, qui ont officiellement invoqué ce chef d’inculpation. Ils l’ont fait, l’un et l’autre, au cours d’un dîner du Crif, au début de l’année, l’un à Paris, l’autre à Bordeaux. Preuve que la démagogie est parfois bien plus qu’une petite faiblesse ! Et ils l’ont fait de la pire des façons. En opérant consciemment un glissement sémantique proprement vertigineux. Là aussi les mots devaient être pesés : à un mois d’intervalle, ils sont exactement les mêmes. Par deux fois, l’appel au boycott des produits israéliens a été assimilé au boycott des « produits cacher » . Le déplacement est ainsi opéré du terrain politique, qui est celui des centaines d’associations qui, de par le monde, mènent cette campagne, au terrain religieux. D’un mot, nos ministres transforment une critique politique d’Israël en acte antisémite. On peut évidemment estimer que le boycott des produits israéliens n’est pas la bonne formule – encore faudrait-il nous dire ce qu’il convient de faire –, on peut aussi juger que le boycott doit parfois s’appliquer avec plus de discernement, par exemple aux seuls produits issus des colonies, et non du territoire israélien – encore faudrait-il qu’on puisse distinguer les uns des autres –, mais travestir ainsi la vérité, sur ce sujet, avec finalement tant de légèreté, pour un gain politique éphémère, est affligeant.

Non, évidemment, tout cela n’a aucun rapport avec les manipulations antidémocratiques dans le conflit des retraites, ni avec la désignation des Roms à la vindicte nationale. On profère en ce moment en haut lieu tant de contrevérités aux conséquences économiquement et socialement plus importantes que celle-ci qui vise à induire les tribunaux en erreur ! Mais, moralement, il n’y a sans doute pas pire que ce détournement de sens qui participe bien du naufrage généralisé du régime. On se réconfortera en se disant que ces bassesses ne détourneront pas Stéphane Hessel de son chemin. Il va toujours, droit comme un « i ». Il aura 93 ans le 20 octobre. Bon anniversaire, Monsieur.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes