Tunisie : À Kasserine, un retour au calme incertain

Au coeur de la Tunisie, une accalmie très incertaine fait suite à trois jours de soulèvement sans précédent. À Kasserine, la population est retournée dans la rue tôt ce matin. Reportage exclusif.

Jean Sébastien Mora  • 11 janvier 2011 abonné·es
Tunisie : À Kasserine, un retour au calme incertain
© Photo : Enterrement au cimetière de Thala, 9 janvier 2011 / AFP

La révolte sans précédent que connaît la Tunisie depuis la mi-décembre a dégénéré depuis le week-end dernier dans les villes voisines de Thala et Kasserine, dans le centre du pays, à 300 km au sud-ouest de Tunis. À plusieurs reprises, les forces de l’ordre ont ouvert le feu sur les manifestants, faisant au moins une vingtaine de morts. Après un terrible chaos de trois jours, Kasserine semble néanmoins ce matin se réveiller dans un calme précaire. L’accalmie fait suite à la décision tardive du président Zine el-Abidine Ben Ali d’intervenir à la télévision hier lundi, en fin d’après-midi.

Reconnaissant à demi-mot l’ampleur des événements, le chef de l’Etat tunisien a décidé de fermer les établissements scolaires et universitaires du pays pour une durée indéterminée. Une première « reculade » selon le journaliste tunisien Taoufik Ben Brick, qui estime que le régime n’est pas en mesure de gérer la crise comme il l’imaginait. Dès lors, dans les rues à Kessarine, les manifestants ont rapidement constaté un affaiblissement de la répression policière, avec un retour à l’usage d’armes moins « lourdes », comme le flash-ball. Fait remarquable à la tombée de la nuit, les forces de l’ordre ont procédé à un retrait total dans la ville et de manière tacite, un couvre-feu s’y est mis en place. La ville souffle un instant, tout particulièrement l’hôpital après la pénurie de sang provoquée par l’afflux massif de blessés.

Ben Ali ferait-il machine arrière ? C’est ce qu’espèrent les habitants de Kasserine, mais aussi tous les Tunisiens qui se sont réunis hier à travers le pays. « Le gouvernement tunisien n’a pas expliqué le retrait des forces de l’ordre. Ce mardi matin dès 7h les habitants ont commencé à sortir dans la rue, c’est désormais la grande inconnue ! » confie Sadock Mahmoudi, syndicaliste et enseignant dans le secondaire à Kasserine. Comme lui, les plus optimistes considèrent que les funérailles de toutes les victimes vont enfin se dérouler dans la paix ; d’autres craignent cependant que le retrait exceptionnel des forces de l’ordre hier ne soit qu’un moyen de donner le champ libre à l’armée, postée tout près de là. À Kasserine, les heures à venir seront donc déterminantes. « Il faut savoir lire entre les lignes de l’allocution du chef l’Etat , confie Sofiane, un jeune journaliste tunisien basé à Tunis.  Le président Ben Ali n’a pas l’habitude d’intervenir à la télévision mais la communication extérieure du pays est en passe de lui échapper. Il change timidement de stratégie. »

Les vidéos consacrées aux événements se multiplient sur la toile ; depuis dimanche, un bon nombre de manifestants de Kasserine se sont transformés en journalistes de terrain. Sur les images, la violence unilatérale du régime tunisien ne laisse pas de place au doute. Est-ce suffisant pour contenir les ardeurs répressives du régime ? C’est peu probable car après 23 années à la tête du pays, Ben Ali ne sait manier que la force. Si le mouvement social est sans précèdent, le régime ne l’a jamais reconnu comme légitime, bien au contraire. Dans sa dernière intervention télévisée, le chef d’Etat tunisien a martelé à plusieurs reprises le mot « loi » et a tenu à montrer du doigt « des éléments hostiles à la solde de l’étranger, qui ont vendu leur âme à l’extrémisme et au terrorisme » . « Dans la bouche de Ben Ali, le mot « loi » rime avec arrestation et procès contre tous ceux qui ont participé de près ou de loin aux manifestations. Pour avoir appelé les Tunisiens à faire valoir leurs droits, les militants seront les premiers visés » , craint Sadock Mahamoui.

C’est la tentative d’immolation de Mohamed Bouazizi, devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, qui a déclenché la contestation tunisienne. « Nous sommes tous Mohamed Bouazizi, nous habitons tous à Sidi Bouzid »  : le message a fait rapidement le tour du pays mais le gouvernement Ben Ali n’a jamais voulu reconnaître que la grogne dépassait largement le cadre de la petite ville où elle a émergé. Pendant des semaines, le gouvernement a concentré ses efforts sur Sidi Bouzid, verrouillant la communication et l’accès des journalistes, déployant un dispositif policier hors-norme, tout en donnant l’illusion d’une écoute des revendications du peuple, en limogeant les responsables locaux. Sauf que c’est toute la Tunisie qui dénonce la censure, la corruption et le fait que le pays soit tenu par quelques familles. Enclavée, la région de Kasserine souffre aussi d’un taux de chômage élevé chez les jeunes et d’une grande précarité socio-économique. Autant d’éléments dénoncés par les habitants qui se révoltent massivement. Finalement, le mouvement social né à Sidi Bouzid aurait très bien pu voir le jour à R’gueb, à Thala, au Kef ou ailleurs. Le président Zine el-Abidine Ben Ali serait-il seulement en train de s’en rendre compte ?


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