Ne plus jamais vivre sans toit

Depuis trois mois, l’association Bouge-toit occupe une école de Perpignan. Issus de combats divers, ces militants agissent pour que chacun puisse exercer son droit de se loger. Avec ou sans papiers.

Marion Dumand  • 12 mai 2011 abonné·es

Ça sent la révolution à la nouvelle école du Jasmin. Une petite révolution, certes, à l’échelle de Perpignan, dans les Pyrénées-Orientales, mais qui ne mollit pas. Depuis le 5 février, l’école du Jasmin (la maternelle Jeanne-Hachette, dans le centre-ville, désaffectée et rebaptisée) est occupée par l’association Bouge-toit. Et ça se voit. Sur le trottoir, une voiture du Secours populaire affiche : « Tout ce qui est humain est nôtre. » Accrochées aux arbres, des banderoles proclament : « Que serai-je sans toit ? » , « Moi vouloir toit » . Les jeux de mots ont surgi là presque par hasard ; à l’heure des slogans, la radio passait Jean Ferrat, peut-être même Françoise Hardy. Militer pour le droit au logement n’interdit pas une pointe d’humour. Dominique le revendique. Peau tannée et moustache blanche, il assure aujourd’hui la permanence. Car tous les après-midi, les portes s’ouvrent : on entre, on parle, on inscrit quelques phrases, de soutien, de colère, sur le grand cahier.

Le département manque cruellement de logements sociaux. En langue administrative, ça se résume ainsi : « 16 979 logements sociaux et 8 500 demandes par an, sachant que 80 % de la population des Pyrénées-Orientales pourraient y avoir droit en théorie, selon le conseil général. » En verve militante, ça se déclame sur un autre ton. Poétique : « On veut le toit du monde. » Ou revendicatif : « Nous attendons du préfet qu’il use de son droit de réquisition sur quelques-uns des 4 000 logements vacants à Perpignan et que des opérations de réhabilitation soient engagées. » Afin d’aider des mots qui n’en peuvent mais, l’ancienne école se métamorphose. Décidée dans l’urgence, l’occupation se fait grâce à des militants associatifs, syndicaux, politiques [^2] et à de « simples citoyens ». Aussitôt, Emmaüs et le Secours populaire fournissent meubles et équipement, l’Amap de Pézilla-la-Rivière, fruits et légumes. Quatre familles sans papiers y trouvent refuge. Les logements (de fonction) sont à l’étage, une entrée leur est même réservée. « Il était important, explique Anne, qu’ils aient un espace privé, distinct de la permanence militante. »

Pour l’heure, d’ailleurs, « Pat » vient y faire un tour. Petit, sec, pressé, il regrette le peu de présence à la dernière manifestation. « Trois fois hélas, on n’était pas assez nombreux. On se plaint, mais les gens directement impliqués, largués de la société, ne se bougent pas. » Ces gens, il dit en être. Fourbu. « On va dans le mur, droit devant, lâche-t-il, mais on ne sait pas comment il est fait. » Avant de repartir, il engloutit trois petits gâteaux, faits maison par Dominique, avec fraises et menthe du jardin de l’école. Quelques grammes de répit. « Ici, nous avons recueilli plusieurs centaines de témoignages brefs, intenses , se rappelle Laurent, ancien syndicaliste CGT maintenant chômeur de 43 ans. Travailler ne suffit plus pour se loger. » Le cahier en porte la trace. Rédigées d’une écriture serrée, deux phrases saisissent : « Je suis employé municipal et je connais ce que vous vivez car je suis dans votre situation, même si je travaille. Je vous dis “merde” et ne lâchez pas la justice. » Au début de l’occupation, des SDF se sont présentés. Pour de nombreux militants, devoir les « renvoyer » vers d’autres structures a été douloureux.

Plus de 41 % des demandeurs de logements sociaux sont en situation de précarité, mais près de 43 % ont un emploi et 57 % ont un revenu, selon le Plan de développement d’action pour le logement des personnes défavorisées de 2007-2009, mis en place par la préfecture et le conseil général et reconduit en 2010. À l’époque, le même ­document soulignait un nombre de demandes décroissant chaque année. Rassurant ? Au contraire : « Les travailleurs sociaux s’autocensurent. Ils transmettent des demandes lorsque nous les informons d’une vacance de logement ou pour des situations spécifiques, alors qu’ils nous envoyaient des dossiers systématiquement jusqu’à fin 2004. La réalité de la problématique du logement (montant des loyers, demande de garanties, etc.) mise en adéquation avec le nombre de logements à loyers minorés sur notre territoire, la situation toujours plus précaire des demandeurs et le volume de travail assuré par les travailleurs sociaux, présents sur tous les dispositifs, obligent ces derniers à hiérarchiser les priorités. » À défaut de nouvelles données, il est difficile de croire que la situation s’est améliorée.

Pour Bouge-toit, elle vient même très concrètement d’empirer. Le 2 mai, une famille azéro-arménienne se retrouve, avec ses trois enfants, à la rue. Déboutée du droit d’asile, elle ne peut plus être prise en charge par la structure d’accueil. À l’appel de RESF, des militants ont investi le siège du conseil général pour qu’une solution soit trouvée. Fille de réfugié espagnol, militante chez Bouge-toit, Marguerite y était. Mais elle s’inquiète aussi pour les Martirossian. Hébergés à l’école avec leurs deux enfants, ce n’est pas la rue qui les guette mais l’expulsion du territoire. À l’assemblée générale, bien calé dans un fauteuil, le grand Gabriel prend la parole : « L’expérience montre que beaucoup de parents sont pris par la PAF aux abords de l’école. » Nicole, de la Cimade, opine. « Je propose que deux militants conduisent l’enfant à tour de rôle » , continue Gabriel. Présents, soucieux, les parents donnent leur accord. Dans la cuisine-dortoir, le français conjugue ses verbes sur le mur : avoir, être, faire et pouvoir y côtoient aimer et habiter. Bouge-toit les décline au futur.

[^2]: Asti, UD CGT, Cimade, CNT, Confédération syndicale des familles, Europe Écologie-Les Verts, Front de gauche, FSU, Inclassables de Prades, LDH, NPA, PCF, Repaires, RESF, Solidaires, SUD-Éducation.

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