« On pensait qu’en France la vie était belle »

Au bout d’un périple épuisant, des centaines de jeunes Tunisiens sont arrivés à Paris dans une extrême détresse. Rencontres, quelques heures avant une importante vague d’interpellations.

Erwan Manac'h  • 5 mai 2011 abonné·es
« On pensait qu’en France la vie était belle »
© Photo : AFP / Verdy

À Djerba, Sidi Mohamed raconte qu’il était « escroqueur de touristes » . Il revendait des petits riens le long des plages. Après la chute de Ben Ali le 14 janvier, il a laissé sa vie de débrouille pour prendre la mer. Pour 1 500 dinars environ (1 000 euros), il a rejoint l’île italienne de Lampedusa, avant d’être transféré sur le continent par avion et de rejoindre la France via Vintimille, à la frontière franco-italienne. Aujourd’hui, sa désillusion est immense. « Vous êtes mauvais ici, lance le garçon fluet dans un français tâtonnant. Il n’y a personne pour nous aider, personne pour nous donner à manger. Nous pensions qu’en France la vie était belle, qu’il y avait tout ce qu’il faut. Nous n’aurions jamais cru devoir dormir dans des jardins, même pas dans nos cauchemars. »

Entre 200 et 300 jeunes Tunisiens, sans famille pour les accueillir en France, se sont regroupés dans des parcs en bordure de Paris, au pied du périphérique. Voilà des jours, parfois des semaines, qu’ils tournent en rond sur quatre carrés de pelouse durcis par le soleil. Dans l’urgence, les mineurs ont pu être logés, mais les autres dorment dans la rue. Ils étaient coiffeurs, maçons ou sans qualification, chômeurs en grande majorité. Très peu maîtrisent le français. En Tunisie, ils décrivent une vie sans perspectives, au sud du pays comme sur les côtes touristiques. « Là-bas ? s’agace Abdallah, 16 ans, nous n’avions rien. Il n’y a pas de travail, pas d’école. Nous sommes tous au chômage. » Avec peu de mots, le jeune homme tente d’exprimer son étouffement. Ses yeux brûlent de colère. « Les jeunes ne connaissent pas la France, ils veulent travailler, mais en arrivant nous devons dormir dans les jardins. » Ses mots s’emmêlent, puis il s’énerve en arabe en direction de son frère aîné, qui voyage avec lui. Quelques mètres plus loin, se tient un homme de 31 ans, père de trois enfants, venu de Jarjis, une ville côtière du sud de la Tunisie. « La France = zéro » , signe-t-il sommairement.

Dans le groupe éreinté, des regroupements de curiosité se créent, se déplacent et se dispersent, autour d’un journaliste, d’un militant associatif ou d’un migrant plus âgé qui prend la parole. Des bagarres créent des attroupements de jeunes garçons désabusés. Affamés. Dans l’affrontement, ce mardi après-midi, un garçon de 10 ans jette deux bouteilles de verre pour les faire exploser sur la foule disparate. Il a fait le voyage seul, comme tous les autres, et se trouve aujourd’hui submergé de colère et de fatigue. Devant la scène, Sidi Mohamed reste impassible, accoudé à une barrière de métal. « Vous voyez, les gens sont fatigués et énervés. Nous n’avons rien à manger, pas d’argent, pas de travail. Nous allons tous vers la même chose… nous allons mourir ici. »

Après leur arrivée en Italie, les migrants ont été recueillis, logés et habillés, avant d’être libérés avec des cartes de téléphone et des papiers de circulation. Ils ne comprennent donc pas leur situation d’abandon en France. Déçus et fatigués, Ramzi et Mansour, 25 et 23 ans, ont décidé de rentrer à Tunis, où ils résidaient avant. Ils sont venus trouver de l’aide dans les locaux de la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR), pour déposer une demande d’« aide au retour volontaire ». « Nous avons trouvé le contraire de ce qu’on imaginait ici, raconte Mohamed par l’intermédiaire d’un permanent de l’association qui improvise une traduction. Nous voyions les gens qui avaient réussi en France, nous pensions qu’on pourrait y arriver aussi. »

Dans la salle de réunion de l’association, une responsable laisse déborder son émoi. « Il faut écouter ce que disent ces jeunes, ne pas se contenter des discours convenus. Ils viennent du sud du pays pour la plupart, ce ne sont pas eux qui ont fait la révolution. Ils ont entendu que la frontière était ouverte et ils se sont précipités. Mais ils ignoraient totalement la réalité. Maintenant ils sont coincés ici, ils ne peuvent pas rentrer. Ils ont vendu leurs bijoux et ont tout sacrifié pour payer la traversée. » Après la chute de Ben Ali, la répression des gardes côtiers était devenue moins sévère. Jusqu’alors, l’émigration était sanctionnée d’amendes d’environ 500 dinars (370 euros) et de peines allant d’un à trois mois de ­prison. Après la révolution, Mansour, Ramzi et tous les autres ont voulu concrétiser leur rêve de richesse au péril de leur vie. Dans une barque de 16 mètres de long avec 370 passagers à son bord, Mansour a passé trois jours dans une mer agitée, à la recherche du bon cap. « Dans ­l’embarcation, personne ne parlait. Il y avait la peur et le mal de mer. »

Ceux qui ont le moins sacrifié peuvent espérer rentrer. Certains sont d’ailleurs déjà partis, d’après plusieurs témoignages. Mais les autres restent tant qu’ils le peuvent, au gré des interpellations et des reconduites à la frontière. Le consulat de Tunisie délivre très peu de laissez-passer, ce qui freine les expulsions. Début avril, l’Italie a distribué des titres de circulation dans l’espace Schengen, mais la France demande désormais à leurs titulaires de pouvoir justifier de ressources suffisantes pour résider dans le pays. Une mesure d’éloignement avant tout, qui maintient pour le moment ceux qui sont en possession de ce document dans un transit perpétuel. « Ils sont jeunes et n’ont rien à perdre, raconte Mohamed Bhar, responsable de la lutte contre les discriminations à la FTCR. Ils ont même une grande force de résistance, car ils n’ont rien chez eux. Ils n’ont pas le choix. »

Écouter aussi le témoignage de Sidi Mohamed (son)

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