Échirolles : quand « la vie n’a plus de valeur »

Après l’émotion suscitée par le double meurtre qui a eu lieu vendredi 28 septembre à Échirolles, les éducateurs « de rue » tentent de comprendre comment un tel déchaînement de violence a pu arriver.

Erwan Manac'h  • 3 octobre 2012
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Échirolles : quand « la vie n’a plus de valeur »

Après la visite de François Hollande et la vague d’arrestations en début de semaine, l’heure était au recueillement, mardi soir à Échirolles (Isère). La marche blanche organisée par les proches des victimes du double meurtre survenu le vendredi 28 septembre a réuni 10 000 à 20 000 personnes selon les sources. Kevin et Sofiane, victimes d’une expédition punitive d’une extrême violence, devaient être enterrés mercredi après-midi.

Emmanuel Oblinger est chef de service à l’Apase, association de prévention spécialisée qui intervient, entre autres, dans les quartiers de la ville d’Échirolles. Il dirige une équipe de 10 éducateurs de prévention, dont la mission est de rester au contact des jeunes. Au lendemain de la rixe qui suscite une profonde incompréhension, il réaffirme l’importance de ce travail quotidien sur le terrain.

Politis.fr : comment comprendre une violence aussi aveugle et « gratuite » que celle qui a entraîné la tragédie de vendredi ?

Emmanuel Oblinger : C’est une violence à l’image de celle que la société fait subir à ces citoyens en général, et à ces mômes en particulier. Certains enfants grandissent dans une violence quotidienne : institutionnelle depuis l’école et géographique lorsqu’on les renvoie systématiquement à leur lieu d’habitation, même quand ils essaient d’en sortir. Ils sont rejetés de partout et ont une image tellement dévalorisée d’eux-mêmes que la vie n’a finalement plus de valeur. C’est ce qui peut entraîner des passages à l’acte aussi violents.

Mais évidemment, ce type de passages à l’acte irréfléchi nous sidérera toujours. On ne comprend pas. Dans cette affaire, nous sommes aussi surpris par l’âge des personnes interpellées. D’après ce que nous savons à l’heure actuelle, les auteurs des faits seraient âgés de 18 à 21 ans. Un âge habituellement auquel on prend davantage de recul.

Comment peut-on répondre à une telle violence ?

Les mômes qui ont vécu l’affaire d’assez près sont venus nous solliciter depuis lundi matin, pour tenter d’exprimer ce à quoi ils ont assisté et essayer de comprendre. Ils doivent aujourd’hui surmonter ce traumatisme, car certains ont vécu une scène de guerre et ils étaient les premiers à revenir sur les lieux. Certains ressentent aujourd’hui une culpabilité immense et nous racontent que Kévin et Sofiane sont morts pour leur permettre de s’enfuir .

Ces enfants sont aujourd’hui dans l’incompréhension, la colère ou le désir de vengeance. Il faut essayer de remettre des mots pour reconstruire quelque chose avec eux et réfléchir au vivre ensemble. Nous devons leur permettre d’exprimer cette colère, qui est naturelle, autrement que par un passage à l’acte.

À ce titre, c’est une bonne chose qu’il y ait eu des interpellations et que les habitants se soient mobilisés, avec la marche blanche, pour exprimer que ce mode de relations hyper violentes ne nous caractérise pas.

Après, les choses doivent changer à tous les niveaux. Il faudrait des gamins un peu moins dans le désœuvrement. Que l’école ait les moyens humains et le temps de prendre en charge tout le monde, y compris les enfants qui sont à la limite en matière de comportement et de repères. Il faut certainement plus de police et de dialogue, différemment, au quotidien, pour améliorer le sentiment de sécurité. Que les adultes reprennent leur place dans l’espace public, qu’ils se sentent légitimes pour intervenir lorsqu’ils sont présents…

Nous croyons plus que jamais dans les réponses éducatives. Nous sommes présents dans le quartier depuis 35 ans. Nous avons vu grandir plusieurs générations d’enfants. Nous sommes repérés avec d’autres comme des adultes référents. Nous continuons d’intervenir pour que chacun trouve sa place dans cette société, parce que nous restons persuadés que tout le monde a une place.

Sur les 12 personnes gardées à vue mercredi, 8 ont été présentées à un juge d'instruction dans le cadre d'une information judiciaire pour «assassinats». Quatre personnes ont été relâchées, a annoncé mercredi après-midi à l'AFP le procureur de la République à Grenoble, Jean-Yves Coquillat.

Avez-vous vu la situation se durcir dans les quartiers où vous intervenez ?

Ce sont des quartiers avec plus de 50 % de chômage chez les jeunes. Après la grosse crise de 2008, nous avons vu des jeunes engagés dans des parcours d’insertion revenir vers l’ANPE et des périodes plus difficiles. Il y a eu une reprise qui a permis à certains de s’en sortir. Ceux qui sont plus éloignés de l’insertion et de l’emploi sont encore plus en concurrence aujourd’hui.

Ces gamins ont envie de s’en sortir, ils multiplient les démarches. Mais ils subissent une vraie ségrégation géographique, lorsqu’ils présentent un CV avec une adresse à la Ville Neuve d’Echirolles ou à la Villeneuve de Grenoble. Même s’ils n’ont pas été déscolarisés, ils doivent se battre contre cette étiquette. Pour ceux qui n’ont pas de formation initiale, c’est évidemment encore plus compliqué.

Nous sommes aussi face à des adultes en situation de grande précarité. Ils doivent se battre au quotidien pour garder leur travail ou en trouver un. Ils sont dans une tension permanente pour savoir comment ils vont finir le mois. Qu’on le veuille ou non, cela crée une tension au sein des familles et dans les quartiers. Les gens qui sont mal dans leur peau ne sont plus sereins dans l’espace public.

Entretien réalisé mardi après-midi

Société Police / Justice
Temps de lecture : 5 minutes
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