Le printemps grenoblois

Singularité, la capitale alpine n’a pas choisi la droite mais la liste verte-rouge-citoyenne menée par l’écologiste Éric Piolle pour donner leur congé aux socialistes.

Patrick Piro  • 3 avril 2014 abonné·es

Un verre de vin à la main, face à l’écran de télévision, Éric Piolle reste interdit devant les chiffres que France 3 vient d’afficher. Il est 21 h, en ce dimanche de 2e tour, et la tête de liste écologiste de « Grenoble, une ville pour tous » (EELV-Parti de gauche-mouvements citoyens) peine à réaliser l’ampleur de l’événement : avec 40 % des voix, l’écart creusé au premier tour avec le socialiste Jérôme Safar a triplé [^2]. Avec 27,4 %, la liste de ce dernier a stagné. La droite aussi (24 %), et le Front national a reculé (8,5 % contre 12,5 % le 23 mars). « Attention, ce ne sont encore que des estimations », avertit une voix dans la salle. Et puis l’on se rend vite à l’évidence : 13 points d’avance, c’est un gouffre. Dans l’appartement du centre-ville qui sert d’ultime QG à son équipe rapprochée, Éric Piolle essuie une larme et tombe dans les bras de ses collaborateurs, de sa femme, de son beau-père. « C’est énorme ! », commente un proche. À quelques centaines de mètres, la foule massée sur l’esplanade du Musée de Grenoble explose de joie. Deux heures avant le résultat, l’équipe a renoncé à tenir la soirée électorale dans les 50 m2 du local de campagne. « Nous avons renversé un ordre préétabli qui nous promettait un maire choisi d’avance !, lance Éric Piolle sur l’estrade. Désormais, on parlera moins de notre ville comme de celle “du discours de Grenoble” de Sarkozy, mais comme de la pionnière qui a mis fin à un modèle traditionnel d’alternance politique. La France nous regarde, nous avons l’immense responsabilité d’être la première grande ville à inventer la transition sociale et écologique ! »

La victoire de la liste Piolle, dont il occupait symboliquement la dernière position, est une consécration pour Raymond Avrillier. Pilier historique de l’Ades, il a dédié plus de trois décennies à cet engagement citoyen qui récolte des scores à deux chiffres à chaque municipale grenobloise. « Pessimiste de nature », et averti des désillusions qui douchent l’enthousiasme des premiers tours, il attendait « entre 15 et 25 % ». Il mettra un moment à réaliser que l’espoir est bel et bien devenu réalité ce dimanche 30 mars. « Quel message des électeurs, quelle responsabilité ! C’est impressionnant, une grosse surprise… Mais nous avons beaucoup travaillé. » Et d’énumérer les persévérances qui ont construit ce succès, souvent contre le PS : « Quatre ans pour sauver le lycée Mounier, dix ans pour récupérer en régie le service de l’eau, six ans pour annuler les tarifs abusifs du chauffage urbain… Aujourd’hui c’est une pierre de plus. » Puis il se déride franchement. « Une municipalité au plus près de ses citoyens, si ce n’est pas de l’innovation ! », réponse aux adversaires qui crient au péril rouge et vert sur « l’innovation », fierté d’une ville qui couve son pôle technologique. Ce soir, il afficherait bien « démocratie, écologie, solidarité » à son fronton, et rêve d’inspirer au-delà. « C’est un petit lever de soleil en montagne dans une France assombrie. » Élu au conseil municipal de 1989 à 2008, il ne siègera pas dans le prochain. « Il y a des jeunes, ils sont prêts et n’ont pas besoin que papa leur dise quoi faire ! Je serai parmi ceux qui aideront. »
Dans l’après-midi, lors de sa tournée des bureaux de vote, Éric Piolle avait croisé par hasard Michel Destot, maire PS sortant, dont Jérome Safar était le numéro deux. Poignée de main fugace, comme une passation de pouvoir prémonitoire. Comme ailleurs en France, c’est le socialisme municipal qui a été lourdement défait, après dix-neuf ans de gestion de la ville. La participation en hausse signalait a priori une remobilisation des troupes socialistes, notamment dans les quartiers populaires du sud de la ville, au prix d’une montée de la tension pendant toute la semaine et d’une multiplication des incidents [^3], jusqu’à l’agression de Piolle, vendredi dernier : un coup de pied à la tête jailli d’une camionnette blanche qui dépassait le cycliste. Le candidat a chuté et perdu connaissance quelques instants, heureusement sans conséquences. Et dimanche soir, la surprise, dans le camp vainqueur, provenait en particulier du taux de participation, qui, passé de 51,7 % à 58,3 %, a largement amplifié le message du premier tour alors qu’il aurait pu, en bonne logique, l’atténuer. L’ampleur du résultat peut s’expliquer par la stratégie calamiteuse de Jérôme Safar, qui a jusqu’au bout refusé la fusion des listes proposée par l’équipe Piolle. « Il semble bien qu’il en ait décidé tout seul. Nous avons eu des retours de l’entourage de la tête de liste socialiste indiquant que toutes les données de notre proposition d’accord ne leur avaient pas été transmises, indique Pierre Mériaux, délégué de la liste “Grenoble, une ville pour tous”, qui a participé aux négociations d’entre-deux tours. Dès mardi soir, nous avons été assaillis de messages, y compris de la part de sympathisants socialistes, exprimant leur désapprobation envers ce pari à haut risque et difficilement compréhensible. »

Enseignement majeur : le vote sanction contre la politique gouvernementale n’a nullement joué en faveur du candidat de droite – certes affaibli par la présence contestée d’Alain Carignon sur sa liste. Mais il n’attire même pas sur son nom l’intégralité des voix du candidat MoDem, qui ne pouvait pas se maintenir. L’effet « rejet » n’explique donc pas tout. La crédibilité des vainqueurs du jour a fait le reste. « Les habitants ont compris que nous portions un nouvel espoir, et que l’alternative aux socialistes, ce n’est pas forcément la droite ou l’extrême droite », estime Élisa Martin (Parti de gauche), numéro deux de la liste. Éric Piolle, à qui ses adversaires reprochaient son « inexpérience », a eu beau jeu de leur renvoyer la balle, rappelant qu’il avait géré, dans sa vie professionnelle, des budgets plus importants que ceux de la ville de Grenoble. Par ailleurs, si la moitié de ses colistiers ne sont pas encartés dans un parti politique, ce n’est pas une émergence spontanée. « Ce ne sont pas les partis politiques qui structurent la vie grenobloise », affirme Pierre Kermen, qui a mené la liste écologiste en 2001. L’engagement de citoyens en politique est une pratique locale qui s’est perpétuée depuis les Groupes d’action municipale (GAM) d’Hubert Dubedout dans les années 1960. L’Association démocratie, écologie, solidarité (Ades), qui laboure le terrain politique au plus près des habitants depuis près de trente ans, en est un exemple. Partie prenante de la liste du nouvel élu, elle a déjà envoyé plusieurs conseillers à la municipalité. Et si Éric Piolle inaugure son premier mandat, près d’une quinzaine de ses 41 colistiers élus (sur un total de 59 postes à pourvoir) ont déjà l’expérience d’un exécutif municipal.

[^2]: Voir Politis n° 1296 (27 mars).

[^3]: Voir « Amers, les socialistes grenoblois accusent » sur www.politis.fr

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