Jérôme Kerviel : Naissance d’un mythe

Dimanche, Jérôme Kerviel s’est rendu à la police. Comment le « trader fou » est-il devenu l’emblème de la lutte contre la finance ? Retour sur six années qui ont vu naître une icône.

Pauline Graulle  • 19 mai 2014 abonné·es
Jérôme Kerviel : Naissance d’un mythe
© Photos : TRIBOUILLARD/AFP et FEDOUACH/AFP

C’était quelques semaines avant qu’il ne revienne en France. Immobilisé à Turin par une fracture de fatigue, Jérôme Kerviel a décroché son téléphone : « Vous pouvez tout me demander, je n’ai rien à cacher », assure à Politis celui que six ans de procès surmédiatisé ont rompu à l’exercice de l’interview vérité.

Le « lampiste de la Société générale », ainsi qu’il se présente sur son compte Twitter, suscite d’emblée la bienveillance. Ponctue l’entretien par un « prenez soin de vous » un peu stéréotypé. Et ressert, toujours aussi volontiers, l’histoire racontée mille fois du coup de fil qui l’a conduit sur les routes d’Italie : « Un jour où j’étais au fond du trou, où j’avais des idées suicidaires, j’ai appelé un ami qui m’a demandé ce que je désirais le plus au monde. J’ai répondu : “Un miracle.” Il m’a pris au mot : “Pourquoi n’irais-tu pas voir le Saint-Père ?” »

Révélation

La boutade est devenue son chemin de Damas. Même si la conversion a été moins mystique qu’humaine : « Il y a encore trois mois, j’étais assommé, groggy, usé par six ans de combat judiciaire. Ce périple m’a transformé. Avant, j’étais un petit connard de trader scotché devant ses écrans ; aujourd’hui, j’aime aller vers les gens. La rencontre avec le pape m’a sauvé », dit Kerviel. Après la révélation du Vatican, le 19 février, la rédemption suivra. Grâce à cinq heures de marche quotidienne pendant près de quatre-vingt dix jours. Certains passés en compagnie d’un curé venu expressément de Poitiers pour soutenir le pénitent. « Oui, Jérôme a changé : il m’a même prêté un livre, c’est dire… », confie un proche comme s’il ignorait la cruauté du compliment.

Promis juré, la grande marche n’a donc rien d’un énième coup de com’. Même si « l’ami » en question est aussi l’avocat de l’intéressé. Le volubile « quadra » David Koubbi, qui estime que « face à la SocGen, qui a dépensé 100 millions d’euros de communication pour détruire l’image de Jérôme », il n’y a pas de honte à fourbir ses propres armes. « Le pape François est le seul à dire clairement qu’il faut lutter contre la tyrannie de la finance. Et puis, une marche, ça laisse le temps aux médias de venir et de revenir, c’est plus intéressant que de faire le buzz », poursuit l’ex-défenseur de Tristane Banon (contre DSK), qui reçoit, à deux pas des Champs-Élysées, dans un luxueux bureau où sautille le petit bichon blanc que lui a confié Kerviel.

En tout cas, le message a été reçu cinq sur cinq. De l’Humanité Dimanche à Closer en passant par le New York Times, la presse a fourmillé des photos de Kerviel, en éternel anorak et sac à dos rouges, affublé d’une « barbe de hipster » (sic), pointe le Nouvel Obs, qui détaille le look de ce « nouveau Kerouac » façon magazine féminin.

Illustration - Jérôme Kerviel : Naissance d'un mythe - (AFP PHOTO / GABRIEL BOUYS)

Apprenti-sorcier

Étonnamment, et alors même que son destin se jouait au palais de justice de Paris, l’ancien courtier en vadrouille –  « mais pas en fuite »  – soutient qu’il n’a prêté que peu d’attention à ce qui se passait de l’autre côté des Alpes. Tout juste a-t-il tendu l’oreille pour prendre connaissance de l’arrêt de la Cour de cassation le 19 mars. Un verdict en forme de semi-victoire. Qui a certes confirmé les trois ans de prison ferme, mais annulé les 4,9 milliards de dommages et intérêts réclamés au condamné [^2]. Une vraie libération. « Les milliards à payer, c’était une sorte de mort sociale. Maintenant, je peux m’imaginer un avenir, avoir des enfants. » Pour le reste ? À 37 ans, le trader le plus célèbre de la planète refuse de dire ce qu’il fera une fois sorti de prison : s’il ira se faire oublier quelque part dans son Finistère natal ou s’il deviendra le « Che Guevara » de la lutte contre la finance folle.

C’est qu’en six ans le trader déchu est devenu une icône. Taiseux, élégant, l’homme aux faux airs de Tom Cruise semble si lisse qu’on y projette tous les fantasmes. Une aubaine pour une société en mal de héros mais férue de storytelling. Et qui, depuis le 24 janvier 2008 (jour où l’affaire éclate), se passionne pour ce symbole ambigu de la crise financière, tantôt incarnation de la cupidité de la finance casino, tantôt victime absolue du système…

Il faut dire que l’histoire, qui a déjà donné lieu à un roman, une pièce de théâtre, et qui sera bientôt portée à l’écran [^3], a l’épure d’un conte moral. La folie des grandeurs d’un roman de Dostoïevski. Elle débute par l’ascension de ce fils de coiffeuse et de forgeron, titulaire d’un simple DESS, débarqué à 23 ans au « middle office » de la Société générale puis promu au prestigieux « front office ». En vérité, à cette époque, la vie du trader junior, qui vit à Neuilly dans un 50 m2 situé au-dessus d’une boutique baptisée La Descente aux affaires (!) et déclare 48 000 euros brut de salaire fixe annuel, est loin de l’exubérance du « Loup de Wall Street ».

Sauf dans la salle des marchés. Dans le saint des saints de la tour diaphane de La Défense, l’apprenti sorcier de la Bourse, accroc à l’adrénaline, va prendre jusqu’à 50 milliards d’euros de positions [^4]. À l’abri des regards ? C’est bien là le nœud de l’affaire. La Société générale affirme que le courtier a dissimulé ses pratiques illégales. Kerviel, que ses supérieurs ont sciemment fermé les yeux. Et qu’il n’a été guidé que par une obsession : non son enrichissement personnel (ses bonus n’étant de toute façon pas indexés sur ses gains), mais celui de son employeur…

À la folle apogée, succèdera la chute folle, précipitée par la crise des subprimes. Une perte inédite de près de 5 milliards. La punition, non moins spectaculaire, ne se fait pas attendre. 370 000 années de Smic à payer. De mémoire de « rogue trader » (ces « traders ripoux » qui ont marqué l’histoire contemporaine de la finance), on n’avait jamais vu une condamnation à une telle peine…

Du « terroriste »…

Retour en 2008. Du côté de l’opinion publique, les choses commencent mal pour Kerviel. Le 24 janvier au soir, le JT de PPDA évoque « une fraude invraisemblable portant sur 7 milliards d’euros due à un seul homme ». Le lendemain, alors que l’employé est encore en garde à vue, le Parisien rhabille le « jeune homme qui rêvait de brasser des liasses de dollars » en « médiocre courtier », « ennemi de l’intérieur », qui aurait réalisé le « hold-up du siècle » … La banque a réuni la presse, distillant les « éléments de langage » pour désigner ce « trader fou », cet « escroc », ce « terroriste », selon le mot malheureux de Daniel Bouton, PDG de la banque, remercié quelques mois plus tard par un golden parachute qui fera scandale.

Aidé par les vents favorables des débuts de la crise, où personne n’a de mots assez durs contre les dérives de la finance, le « grand brûlé médiatique » – l’expression est de David Koubbi – devient vite le chouchou des médias. « C’était un garçon gentil, quelqu’un d’un peu seul avec une maman âgée. Il n’avait pas les codes de l’intelligentsia parisienne, mais un vrai talent pour communiquer. Ça a été facile de jouer la carte du “p’tit-gars de Pont-l’Abbé” en jean et pull marin », raconte Patricia Chapelotte, qui prend en charge la communication du prévenu à partir de juin 2008. Une époque où tous les « 20 heures » de la planète réclament la « star » : « Jérôme est devenu un héros malgré lui, qui refusait d’aller déjeuner chez Costes de peur de se faire reconnaître et donnait le nom de jeune fille de sa mère quand il appelait un taxi », se souvient la « spin-doctor ». Les interviews se multiplient. Du très populaire talk-show de Laurent Ruquier aux colonnes branchées des Inrocks. Laissant chaque fois libre cours à l’empathie du public pour cet homme « ordinaire », en lutte contre l’ennemi le plus honni de France : les banques.

Illustration - Jérôme Kerviel : Naissance d'un mythe - Jérôme Kerviel à son procès en juin 2010 (Photo Franck Prevel/Gettyimages)

« Les chroniqueurs judiciaires, en revanche, étaient beaucoup moins dithyrambiques », pointe la journaliste Olivia Dufour, auteur d’une enquête [^5] sans concession pour le trader. Car les choses vont de mal en pis dans le prétoire. De procès en appel, les ténors du barreau, Olivier Metzner et Éric Dupont-Moretti, se succèdent mais ne changent rien à l’affaire. Kerviel fatigue, déprime, fait un mini ulcère. Accuse les avocats de faire « leur com’ sur [son] dos ». Lui-même s’est enferré dans un excès de communication autour de son ouvrage autobiographique [^6], maladroitement publié quelques jours avant le procès en première instance. Plus à l’aise devant les journalistes qu’à la barre, le prévenu ne trouvera pas grâce aux yeux de la justice. Ni même à ceux de Renaud Van Ruymbeke, le juge de l’affaire Clearstream qui instruit l’affaire, en qui Kerviel fondait pourtant tous ses espoirs.

« Jérôme a été condamné sans expertise. Bizarrement, la justice n’a jamais accepté d’aller voir les comptes de la Générale   », s’indigne aujourd’hui David Koubbi, qui, après l’échec de l’appel, entend rouvrir le dossier sur une supposée affaire de « subornation de témoins » par la Société générale. Il est vrai que les gros chèques qui ont accompagné le licenciement des supérieurs du trader peuvent surprendre… «   Quand je dis qu’il y a quelque chose dans cette affaire qui tétanise les politiques, dit l’avocat, on me traite de complotiste. »

… À l’affaire Dreyfus

À l’été 2013, cette thèse va pourtant trouver un soutien de poids – et inespéré – en la personne de Jean-Luc Mélenchon. Dans un long plaidoyer sur son blog, celui qui traitait jadis Kerviel « d’escroc » prend subitement sa défense. Ou, plutôt, attaque la Société générale : « Pour le militant politique que je suis, reconnaît-il, défendre un trader dans un conflit avec sa banque est aussi décalé que l’était la défense d’un capitaine monarchiste au début du siècle précédent contre l’institution militaire unanime. »

D’aucuns trouveront osée la comparaison avec l’affaire Dreyfus. D’autant que le personnage décrit par l’ancien prétendant à l’Élysée apparaît davantage comme un complice du système que comme une victime. Un salarié écervelé et zélé qui n’a fait qu’appliquer la consigne : faire toujours plus de profit. À ceci près, ajoute Mélenchon, que non seulement la banque lui aurait fait porter le chapeau de ses pertes liées aux subprimes. Mais aussi que la déduction fiscale d’1,7 milliard d’euros accordée par Christine Lagarde à la banque en 2008, au motif que celle-ci aurait été flouée, aurait opportunément permis à la Société générale d’éponger ses dettes.

La ministre de l’Économie d’alors a beau qualifier Kerviel d’ « individu malveillant et incroyablement malicieux, au sens de l’intention de nuire », il y a un hic : en 2008, la justice n’a pas encore statué sur les responsabilités des uns et des autres ! Ou comment « l’affaire Kerviel » cacherait une affaire d’État. Un État décidé à maintenir coûte que coûte le système bancaire dont l’implosion ferait évidemment bien plus de dégâts qu’un seul homme à terre… Récemment, c’est une autre candidate à la présidentielle, Eva Joly, qui a emboîté le pas : « Comment croire que personne n’ait rien vu au sein de la banque alors que les résultats exorbitants de Jérôme Kerviel, chaque année, devenaient ses objectifs pour l’année suivante ? s’interroge-t-elle dans une tribune. Malgré le torrent de boue qui s’est abattu sur lui, [Kerviel] ne peut servir de paravent aux folies d’un système sans morale et à la rapacité sans limites. » « C’est casse-gueule de défendre Kerviel », commente Julien Bayou, activiste et porte-parole des Verts qui, après avoir été à dessein contacté par Koubbi, a alerté la tombeuse de Le Floch-Prigent sur les « zones d’ombre » du dossier. « Chacun se saisit de ce conte pour raconter ce qui l’arrange. »

Un « conte » qui met d’accord Olivier Besancenot, Nicolas Dupont-Aignan, François Bayrou, et même François Hollande. Lequel prenait fait et cause en 2010 pour Kerviel : « Comment admettre que, lorsqu’une banque fait une erreur, ce soit le contribuable qui paie ? », soulevait-il sur Canal +. Et puis… plus rien. « Depuis que la Cour de cassation a annulé les dommages et intérêts, reconnaissant ainsi que Kerviel n’est pas le seul responsable des pertes mais qu’il y a eu des défaillances de la banque, le cadeau fiscal de Lagarde doit être récupéré ! », gronde Koubbi. Contacté par Politis sur le 1,7 milliard d’euros, le ministre de l’Économie, Michel Sapin, n’a pas donné suite.

Incarcéré

De là à faire de Kerviel une icône de la gauche de la gauche ? Olivia Dufour s’étrangle. Pour elle, l’intéressé est plus manipulateur que manipulé. Et la « bonne icône » s’appelle Boris Picano-Nacci. Un autre courtier, de la Caisse d’épargne, qui passera en appel au mois de juin pour une affaire semblable, la médiatisation en moins. « Lui n’a pas dissimulé », martèle la journaliste qui croit «  à 70 % » que la Société générale dit vrai et n’a rien vu des tricheries de son trader : « L’idée qu’un petit bonhomme à lui tout seul a failli faire péter le système est encore plus inquiétante que tous les complots du monde », juge-t-elle.

Depuis l’affaire, tout a changé, dit-on, à la Société générale. Dans le quartier d’affaires de La Défense, sur lequel plane toujours l’ombre du trader « pervers » et « assoiffé d’argent », la banque a décidé d’arrêter le trading pour compte propre. Fini, aussi, les passerelles entre « middle » et « front office », où ne sont plus envoyées que les têtes bien faites de Polytechnique. Côté sécurité, « on ne peut plus aller aux toilettes sans badger », grince un employé sous couvert de l’anonymat. « Bien sûr, tout le monde sait ici que les “n+1” ne pouvaient pas ne pas savoir, ajoute-t-il, mais Kerviel a mis en péril une boîte de 150 000 personnes, alors on ne va pas le plaindre. »

Samedi, alors qu’il était attendu au commissariat de Menton, Jérôme Kerviel a refusé de passer la frontière. Retranché à Vintimille en compagnie de ses soutiens (Alexis Corbière, du Parti de gauche, des militants de Nouvelle Donne et du PCF, mais aussi quelques ecclésiatiques), le condamné a solennellement demandé à l’Elysée une immunité pour ses témoins. Seule manière selon lui de délier les langues et d’en finir avec les « dysfonctionnements » du dossier.

A Vintimille, le défi à la justice aura duré quelques heures. Une parenthèse durant laquelle Jérôme Kerviel, encerclé par les caméras, la voix voilée par l’émotion, n’a soudain plus été le « p’tit gars de Pont-l’Abbé ». Ni même l’image de papier glacé contactée jadis par une marque de jeans pour faire le modèle. Dans la gravité de ses dernières heures de liberté, l’arroseur arrosé du capitalisme financier a, pour la première fois, réussi à habiter ce destin trop grand pour lui. Et à faire de son histoire, ne serait-ce qu’un instant, une vraie cause politique.

[^2]: Un nouveau procès pour réévaluer le montant des dommages et intérêts est prévu dans deux ans, à la cour d’appel de Versailles.

[^3]: Par Christophe Barratier, réalisateur du gentillet les Choristes.

[^4]: Une « position » est l’engagement financier d’un trader sur le marché.

[^5]: Kerviel, enquête sur un séisme financier , (Eyrolles, 2012).

[^6]: L’Engrenage : mémoires d’un trader (Flammarion, 2010) est un vrai best-seller, vendu à 100 000 exemplaires.

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