La voix du corps

Dans Camar(a)de, du jeune poète Yannick Torlini, la langue désarticulée est le lieu d’un combat où le travailleur s’oppose à la mort.

Christophe Kantcheff  • 3 août 2014
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La voix du corps

Camar(a)de . Le troisième «a» de «camarade» est entre parenthèses. Ici, le camarade flirte avec la mort ou, plus précisément, il tend à se confondre avec un squelette, figure allégorique de la mort, définition du mot «camarde».

Camar(a)de est un petit livre de poésie puissante et rugueuse sur le rapport au travail qui aspire la vie, brise les reins, évide l’esprit. Le camarade, un travailleur de force, y est interpellé, tutoyé, rudoyé parfois. C’est un appel à sa conscience, en même temps qu’un constat sans fard d’une existence martyrisée par la brutalité des efforts. Parce que la langue doit être à l’unisson, Yannick Torlini la torture pour la faire résonner, explose la syntaxe comme si une pioche la trouait, la dépeçait.

«tu frappes. tu frappes. tu creuses et te creuses martèle. dans la caillasse, le burin qui te, les convoyeurs de morts ou, de matières premières, l’invisibilité ton corps se solide se devient corps solirigidifié partout tu ne peux, partant, rien d’autre mais devenir : mucus de l’atrocité crispe (ces jours, calmes, identiques, ressemblés à), bave, sang. souffle sperme calibrage de l’in(sensible) te liquéfie pourtant pourtant»

Illustration - La voix du corps

Mais il ne s’agit en rien d’une langue de destruction. Yannick Torlini entretient des correspondances fécondes entre des séries de vocables. Les mots (et les maux) du corps – muscles, sang, os, sueur, glaires… – répondent ainsi aux noms des outils, qui prolongent le corps et l’usent : truelle, marteau, burineuse, pelle… L’auteur fait aussi jouer les assonances et les associations de mots pour faire entendre d’autres sens : «qu’attends-tu pour vire la fulgurance du cloporte : sous ton poids ta chaussure (sans) ?»

Camar(a)de engage le travailleur à maintenir la lutte, à continuer la «guerre» . Même si celle-ci est à armes inégales. Même si le «désastre» n’est jamais loin : «le travail est une guerre que tu continues à perdre chaque matin mais pourtant» . Ce «pourtant» , récurrent et si important dans ce texte, qui dessine malgré tout une perspective. Peut-être pas un espoir – n’exagérons rien – mais une ouverture.

«dans ce dehors que tu : cherches, ne lâche pas. poursuis : la vie (du) dehors. la pensée (du) dehors. la respiration (du) dehors, camarade : ne pense plus dans le poumon mais hors du. poumon. camarade, chaque dehors à atteindre est (hors de) une guerre, à mener contre (hors de). ce dedans qui nous crève à la grêle de. jamais, camarade, jamais la grêle mais. ton corps sur. la grève hors de.»

C’est dans cette phrase, à la limite de la désarticulation, que gît le combat le plus important : celui de pouvoir continuer à dire, à se dire malgré les fractures, la douleur, malgré la fin qui rôde. Il faut faire corps avec sa langue, même si le corps est abîmé, même si la langue est cassée : «camarade ne te/tais plus./camarade./crie ton corps dans/l’usure de ta langue dans./camarade dans./ta plaie/devient/ta bouche.»

À 26 ans, Yannick Torlini est un jeune poète prodigue. Quelques mois avant la sortie de Camar(a)de , il a fait paraître un autre livre d’une tout autre facture, qui montre l’étendue de ses possibilités, Nous avons marché [^2], où résonne l’élan furieux d’un Christophe Tarkos. Yannick Torlini, belles promesses.

  • Camar(a)de , Yannick Torlini, éditions Isabelle Sauvage (Coat Malguen, 29410 Plounéour-Ménez), 85 p., 14 euros.

[^2]: Al Dante, 148 p., 15 euros.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes
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