Lyon-Turin: «Pourquoi l’aménagement ferroviaire existant n’est-il pas utilisé ?»

Deuxième volet de notre entretien avec Daniel Ibanez, opposant français au projet de ligne à grande vitesse entre Lyon et Turin. Ce lanceur d’alerte livre un éclairage inédit sur l’un des plus gros chantiers européens.

Thierry Brun  • 7 août 2014
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Lyon-Turin: «Pourquoi l’aménagement ferroviaire existant n’est-il pas utilisé ?»
© Photo : AFP/PHILIPPE DESMAZES

En juillet, le ton est monté d’un cran entre le gouvernement et un certain nombre d’élus autour du grand projet de liaison ferroviaire à grande vitesse entre Lyon et Turin. Ainsi, le député EELV François-Michel Lambert, vice-président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée nationale, dénonçant le « scandale financier et écologique de la liaison ferroviaire Lyon-Turin » , a posé le 21 juillet une dizaine de questions écrites adressées au gouvernement de Manuel Valls.

On peut y lire (ci-dessous) les principales critiques présentées par les opposants à la liaison ferroviaire à grande vitesse entre Lyon et Turin. Ces questions répondent aussi aux arguments diffusés dans le cadre d’un plan de lobbying mis en œuvre depuis plusieurs mois par le Comité pour la liaison européenne transalpine (CLT), partenaire de l’entreprise Lyon Turin ferroviaire (LTF), chargé de la promotion de la section transfrontalière franco-italienne du pharaonique projet.

C’est dans ce contexte de tensions que nous poursuivons la publication de notre entretien avec Daniel Ibanez, l’un des opposants les plus virulents. On y découvrira les principales thèses défendues par les promoteurs du Lyon-Turin.

Les opposants rejettent le grand projet Lyon-Turin au motif qu’il existe une ligne ferroviaire utilisable. Mais LTF, le Comité pour la liaison européenne transalpine (CLT) et quelques syndicalistes cheminots dénoncent cet argument. Le report du trafic automobile ainsi que celui des poids lourds vers la ligne existante sont-ils envisageables ?

Daniel Ibanez : Cette proposition de report du trafic routier vers la ligne existante est présentée par des institutions qui n’ont rien en commun avec les opposants au Lyon-Turin. Aujourd’hui, 80 % de la pollution due aux transports des agglomérations de Chambéry et d’Annecy provient des voitures. Cela représente 100 000 passages de voitures par jour à Chambéry et à Annecy, c’est la pollution que dégagerait le passage de 20 000 camions par jour.

Pas moins de 15 % de la pollution des camions provient du transport régional de marchandises, ce qui signifie qu’ils ne sont pas concernés par le grand projet Lyon-Turin. Ajoutons que 5 % de la pollution est due au passage de 2 000 camions internationaux par jour. C’est dans ce contexte de trafic routier que la ligne ferroviaire existante a été rénovée, avec ses 19 tunnels mis au gabarit B1. Il s’agit en effet de mettre les semi-remorques sur le rail (voir ci-dessous).

Il est nécessaire de préciser ici que les agglomérations d’Annecy et de Chambéry sont desservies par des voies ferrées uniques. C’est pourquoi nous demandons que ces voies soient doublées et couvertes, ce qui améliorera les temps de parcours des trains de voyageurs et de tripler leur nombre. Le coût est estimé à un milliard d’euros.

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Sachez que ce que nous demandons a été défini depuis longtemps dans le cadre du projet d’aménagement territorial. Mais les différentes instances, entre les mains des pro-Lyon-Turin, n’ont rien décidé. Pourquoi ? Si l’on utilise la ligne existante et que l’on double les dessertes de voyageurs, cela disqualifie totalement le Lyon-Turin…

Cela n’apporterait qu’un gain de temps peu significatif et les automobilistes continueraient à privilégier les autoroutes parallèles, vous répondent les partisans du Lyon-Turin.

Ceux qui disent cela ne devraient pas lancer des enquêtes publiques pour le doublement du nombre de péages qui auront pour conséquence une augmentation du trafic sur les autoroutes. Or, les 100 000 voitures par jour passant dans Chambéry ou dans Annecy arrivent en grande partie de la périphérie avec l’extension du périmètre périurbain.

Nous disons que les deux lignes ferroviaires peuvent être doublées pour un milliard d’euros et que l’on peut procéder aux protections acoustiques nécessaires. Ce que nous proposons est loin des 30 milliards d’euros pour la construction du Lyon-Turin !

Nos estimations ont été confirmées par des membres de la commission des transports du conseil régional de Rhône-Alpes. Elles sont validées par Réseau ferré de France (RFF), qui a récemment annoncé qu’il envisageait de doubler 13 km sur les 50 pour aller à Annecy, entre Aix-les-Bains et Rumilly.

En ce qui concerne les poids lourds, ne faut-il pas relativiser la baisse du trafic, sachant que l’Italie est le deuxième partenaire commercial de la France ?

Les pro-Lyon-Turin expliquent aussi que la crise de 2008 est une des raisons de la baisse du trafic des poids lourds. Puis ils ajoutent que la ligne existante n’est pas utilisable parce qu’elle date de 1872 ! Si ceux qui avancent ces arguments acceptaient d’organiser des débats contradictoires dans leurs organisations respectives, ils seraient contraints d’apporter les preuves de ce qu’ils affirment.

Pour ce qui nous concerne, nous nous appuyons sur des documents officiels. En vérité, la diminution des transports dans les Alpes du Nord date de 1994. De 1994 à 1998, les trafics ont stagné sur les trois passages confondus. Depuis 1998, nous étions à 35 millions de tonnes de marchandises transportées rail et route confondus. Nous sommes descendus à 22,4 millions de tonnes, plus du tiers en moins.

L’argument de la crise est faux. Pour tenter de lui donner une réalité, les partisans ont pris tous les transports nord-sud, est-ouest de l’arc alpin. Sur les axes nord-sud, sur lesquels transitent les marchandises qui proviennent d’Asie, nous avons des augmentations de transports jusqu’à 2008. Pourquoi ? Parce que les délocalisations ont suscité une hausse des importations arrivant dans les ports.

Mais il n’y a pas d’augmentation entre Lyon et Turin, parce que sur cet axe il n’y a pas d’importations de Chine. Ce sont des marchandises qui sont produites régionalement. Et quand on ferme des hauts fourneaux en France ou des usines Fiat à Turin, bien évidemment, on a moins de circulation de marchandises.

Mais on vous oppose une capacité réduite de transport de fret sur la ligne actuelle modernisée. Elle serait saturée avec le passage de 10 à 11 millions de tonnes de fret…

La capacité de la ligne existante reconnue par RFF est de 22,5 millions de tonnes. Un chiffre qui figure aussi dans un document du 6 novembre 2013, lequel émane d’une organisation européenne de gestionnaires d’infrastructures, réunissant notamment RFF [^2]. Cette capacité a été calculée en tenant compte du trafic international de 46 trains de voyageurs (voir la carte ci-dessous, extraite du document du groupement européen d’intérêt économique relatif au corridor ferroviaire de marchandises passant par Lyon et Turin, daté de novembre 2013).

Les défenseurs du grand projet affirment, qu’en 2000, on ne faisait pas plus de 11 millions de tonnes. En 1983, la SNCF a effectivement fait 10 millions de tonnes sur la ligne ferrée existante, mais il n’y avait pas d’ordinateur, pas de GPS et pas de GSM. Ces chiffres sont aujourd’hui fantaisistes parce qu’un milliard de travaux a permis de rénover et d’augmenter le volume de marchandises transportées sur ces lignes ferroviaires. De plus, les motrices actuelles permettent de passer du réseau ferré français au ferré italien sans s’arrêter, alors qu’en 1983, il fallait changer de motrice pour passer des 3 000 volts en Italie aux 1 500 volts en France.


Lyon Turin contre vérité sur toute la ligne par contact51

Il y a certes des marchandises qui viennent d’Espagne et ne passent pas Vintimille. Cela représente 700 000 camions par an. Or, là aussi, nous avons porté plainte pour mise en danger de la vie d’autrui, parce qu’une autoroute maritime est prévue depuis quinze ans pour le fret, capable de transporter tous les camions qui font du transit entre l’Espagne et l’Italie. Or, elle n’est pas utilisée ! (voir ci-dessous)

Je rappelle que l’utilisation de l’autoroute maritime, qui diminuerait la pollution, est issue d’une concertation et d’un débat public organisé par RFF en 2005. Cette concertation démontre, évaluation à l’appui, qu’avec dix bateaux, soit 200 camions par bateau, on peut réduire de 2 000 camions par jour le nombre de ceux-ci sur les routes. Sur une période de 350 jours, cela fait 700 000 camions sur l’autoroute maritime. Cela coûte 600 millions d’euros, avec des emplois pour les chantiers navals à la clé.

La semaine prochaine, LGV Lyon-Turin (3/3) : « Le projet ne sera jamais rentable et sera payé par les contribuables »

[^2]: Il s’agit du groupement européen d’intérêt économique relatif au corridor ferroviaire de marchandises n° 6. Réseau ferré de France (RFF) détient 20 % des parts de ce GEIE

Société
Temps de lecture : 8 minutes
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