Chauffeurs routiers : les conséquences de la dérégulation

Le marché ultra concurrentiel dans lequel prospère de nombreuses entreprises européennes de transport met à mal les conditions de travail et les salaires des chauffeurs routiers français en colère.

Charles Thiefaine  • 2 février 2015
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Chauffeurs routiers : les conséquences de la dérégulation
© Crédit photo : AFP/CITIZENSIDE/JEAN PIERRE NGUYEN V/citizenside.com

Après quinze jours de blocages et barrages filtrants pour peser sur le patronat, les négociations entre syndicats et patronat pour une revalorisation salariale des transporteurs routiers n’ont toujours pas abouti. Elles reprendront mardi 3 février dans un contexte de dégradation de la situation des transporteurs routiers qui puise origine dans les années 1990, « avec la montée en puissance des grands groupes » , explique Dominique Cornil , responsable de la fédération CGT des transports et bon connaisseur de la profession depuis les années 1970. « Aujourd’hui on demande au routier de plus en plus de rentabilité. Il y a du temps de travail non rémunéré comme laver les camions. Une relation de proximité existait entre l’employeur et l’employé. Aujourd’hui la profession a changé, les routiers sont localisés 24 heures sur 24, grâce aux GPS » .

Illustration - Chauffeurs routiers : les conséquences de la dérégulation

Dominique Cornil ajoute : « Les entreprises ont subi la crise en 2008 comme de nombreux secteurs. Leur situation est préoccupante, mais elle n’est pas alarmante. Pour les grands groupes, le chiffre d’affaire est en constante augmentation et les effectifs de salariés français sont en diminution. Ils font de la sous-traitance et du dumping social pour augmenter leur rentabilité » . Les chauffeurs routiers sont aussi en concurrence avec leurs homologues de l’est de l’Europe, qui coûtent plus de deux fois moins cher qu’un conducteur français. Ce dumping social permet aux entreprises de ces pays de proposer à leurs clients des tarifs jusqu’à 50 % moins élevés.

Ce marché ultra concurrentiel, mis en place à la suite d’une politique de dérégulation des transports en Europe, a poussé les entreprises à développer des filiales dans des États membres de l’Union européenne pour stimuler la concurrence. Dans ce tourbillon ultralibéral, les petites entreprises ne font pas le poids. « Sur 35 000 entreprises de transports, 34 000 sont tellement faibles qu’elles sont à la merci de grands groupes où de donneurs d’ordres » , constate François-Michel Lambert , député EELV des Bouches-du-Rhône et vice-président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire.

Le député parle « d’une compétition sauvage imposée par la dérégulation. Au-delà des limites morales transgressées depuis longtemps. Certaines entreprises ont dépassé le cadre juridique concernant l’utilisation et l’exploitation de conducteurs des pays de l’Est. De plus, la variable d’ajustement pour retrouver de la compétitivité c’est de réduire les charges, donc les salaires, malheureusement » .

Mais en France, « il n’y a pas eu d’augmentations de salaire dans la convention collective depuis 2011 , revendique Dominique Cornil. Un transporteur routier travaille en moyenne entre 200 et 220 heures par mois pour une rémunération entre 1 500 et 1 600 euros net. La crise est toujours un prétexte. Pourtant, l’écotaxe a été supprimée, le prix du gazole a diminué, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) a été instauré. Ces changements vont dans le sens des entreprises, mais les salariés n’en voient pas la couleur » .

L’échec des politiques de transport

Autre problème, l’industrie lourde du vieux continent n’ayant pas survécu à la mondialisation, le marché a subi d’important changements. La France, contrairement à l’Allemagne, n’a pas su aménager son territoire en conséquence. L’évolution de l’utilisation du fret ferroviaire en témoigne : en 1970, le trafic de marchandises dans l’Union européenne se faisait à 31 % par la route, à 21 % par le rail. En 1997, la répartition était de 43 % par la route, 9 % par le chemin de fer, selon un rapport d’information du Sénat sur politique européenne des transports [^2].

« Le développement de la télécommunication, des moyens de transports et l’essor du marché asiatique ont changé les types de produits transportés et les flux. Mais la législation comme les aménagements ne se sont pas adaptés. Par exemple, la loi d’orientation des transports intérieurs (LOTI) de 1982 n’a pas été adaptée au nouveau marché européen. Or, les flux de marchandises ont basculé de flux nationaux ou continentaux à des flux planétaire.

La France n’a pas de plan logistique comme l’Allemagne, et certains grands axes de flux manquent de structure. Le port de Marseille, qui était l’un des plus grands ports du monde, est aujourd’hui relégué en bas de classement. L’accueil des containers n’a pas été optimisé. A l’inverse, la concentration des principaux ports alignés le long du littoral de la mer du Nord (Hambourg, Rotterdam, Amsterdam) transporte plus efficacement les marchandises. Lyon reçoit plus de containers venant de Rotterdam que de Marseille et la plupart sont transportés par la route.

En Allemagne, 30 à 50 % de part modale provient d’autres transports utilisant les canaux et le rail. Un transport, c’est une destination. Or, la France est un pays de mitage : il n’y a pas de grands pôles concentrés. L’aménagement des territoires est peu maîtrisé, et cela nous amène à une déstructuration des flux, favorable à une dérégulation totale des transports » , analyse François-Michel Lambert.

De leur côté, les organisations syndicales dressent un bilan économique et social inquiétant. Pour retrouver des marges de manœuvre, une régulation économique s’impose face à ce marché concentrant toujours plus les dividendes. Les transporteurs routiers en subissent les conséquences.

[^2]: Rapport d’information n° 300 (2000-2001) de Jacques OUDIN, fait au nom de la délégation pour l’Union européenne, déposé le 3 mai 2001.

Société Travail
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