Jean-Marie Charon : « L’exigence de qualité et d’élaboration reste forte »

Les outils numériques ont profondément transformé l’univers de l’information. Cependant, la presse traditionnelle peut ancrer son identité dans un vaste écosystème, estime Jean-Marie Charon.

Olivier Doubre  • 2 juin 2015
Partager :
Jean-Marie Charon : « L’exigence de qualité et d’élaboration reste forte »

Extrait de notre hors-série, "où va la presse" - Disponible dès jeudi 4 juin, en
kiosque, sur abonnement et sur
Politis.fr

Chercheur au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS/EHESS), Jean-Marie Charon observe les évolutions d’un secteur mis à l’épreuve depuis au moins deux décennies par Internet et les nouvelles technologies.

Les médias, relève-t-il, sont surtout obligés de s’adapter aux nouveaux usages des lecteurs, de moins en moins prêts à payer pour s’informer. Un défi pour l’élaboration d’un nouveau modèle économique rentable.

Pure players, « infomédiaires », « mooks » ou agrégateurs de contenus, tous ces nouveaux venus constituent – aux côtés d’acteurs anciens tentant de renouveler images et contenus ou de créations éditoriales sur papier – un « écosystème » en cours de formation.

Pouvez-vous dresser un panorama du secteur médiatique aujourd’hui ?

Jean-Marie Charon : Le panorama actuel, c’est encore la presse que l’on a connue, avec ses grands secteurs traditionnels : presse quotidienne, périodique d’actualité, régionale, presse magazine spécialisée, etc. Néanmoins, nous vivons un moment très particulier, car la montée en puissance d’Internet et de l’univers numérique dans son ensemble conduit non seulement à remettre en cause le modèle économique de la presse mais aussi à transformer le rôle même de la presse d’information.

Concernant le modèle économique, cette mutation a accéléré la chute des ressources publicitaires, d’abord avec la disparition des petites annonces dans les éditions papier. Mais le paysage s’est aussi transformé avec l’apparition de nouveaux supports qui captent, mobilisent et deviennent très vite le média prioritaire des plus jeunes, avec un -renouvellement extrêmement rapide : les blogs, puis les réseaux sociaux, etc. En outre, la gratuité (d’abord chez les plus jeunes puis en s’étendant à tout type de public) est devenue un modèle quasi universel, d’autant que l’on a de moins en moins de raisons de payer une information redondante, banale et disponible partout. Sachant qu’une partie de la presse écrite y a contribué en créant ses propres gratuits.

Ainsi, on se retrouve devant une situation inédite pouvant conduire à penser que, si rien n’est fait, le modèle traditionnel est bel et bien cassé. Cependant, ce n’est pas entièrement vrai pour tout type de presse. Pour certains contenus ou types de publics, on peut continuer à lancer de nouvelles publications et avoir du succès : c’est le cas de la revue XXI ou de ce qu’a entrepris le groupe So Press, avec le magazine Society aujourd’hui.

Par ailleurs, on a compris que, si l’on allait vers le numérique, c’était pour y faire autre chose. C’est pourquoi tous les acteurs de l’information explorent la complémentarité entre Web et papier. Avec des pistes de travail qui se recoupent : réserver le numérique à l’actualité la plus « chaude » ; à une écriture nouvelle (dite « multimédia »), avec des contenus nouveaux et plus courts ; aux usages participatifs ; et, pour le papier, des contenus plus élaborés, plus longs, etc. Il y a enfin le phénomène des pure players, c’est-à-dire existant uniquement sur le Web (comme Mediapart), ou des structures très spécialisées proposant du fact checking (vérification des faits), du journalisme de données, du webdocumentaire, du newsgame (jeu vidéo informatif), etc. Le paysage actuel, on le voit, est aussi riche qu’éclaté.

Jean-Marie Charon est sociologue, spécialiste des médias. Chargé par le ministère de la Culture et de la Communication d’analyser les évolutions de la presse et de proposer des grandes lignes de prospective en la matière, il a rendu officiellement son rapport « Presse et numérique, l’invention d’un écosystème » à Fleur Pellerin le 2 juin.
Cette évolution, vous l’avez dit, a entraîné un effondrement de la publicité dans la presse écrite. Quelle en est la conséquence ?

En matière de publicité commerciale, il s’est produit une sorte de conjonction dramatique, pour ne pas dire fatale, entre la crise économique globale de la fin des années 2000 et, au même moment, la transformation radicale du paysage. Les grands opérateurs (Google, Facebook, MSN et ensuite les fournisseurs d’accès à Internet, comme Orange par exemple), qui agglomèrent de fortes audiences, ont appris à traiter les données sur les utilisateurs. Ils ont donc renouvelé complètement l’offre commerciale vis-à-vis des annonceurs, ce qui a contribué à la chute des ressources publicitaires. Et ces nouveaux concurrents changent les règles du jeu.

Autre facteur : l’autopromotion. Toute entreprise qui a été annonceur peut créer son propre site pour toucher son public. De fait, lorsqu’on regarde aujourd’hui le marché publicitaire, on voit qu’une large partie de la ressource est désormais mobilisée directement par les entreprises. Si on cumule ces facteurs, on voit que la presse, en France, connaît une baisse de ses rentrées publicitaires d’environ 10 % par an à partir du milieu des années 2000. Un effondrement que très peu de secteurs économiques peuvent connaître et supporter.

L’État intervient dans le secteur, notamment avec un système d’aides à la presse. Est-il efficace ? La France se distingue-t-elle en ce domaine ?
Les aides à la presse existent dans beaucoup de pays, même aux États-Unis, où il y a des systèmes de défiscalisation. Quant à l’Angleterre, où l’on dit qu’il n’y en a pas, la presse bénéficie d’une TVA à taux zéro. Il est donc difficile de comparer les différents systèmes. La particularité française est que l’État essaie de cibler les bénéficiaires, en vue de défendre le pluralisme. De cette volonté est née par exemple la notion de « quotidiens à faibles ressources publicitaires », qui était une manière de donner un coup de pouce à la presse d’opinion.

Plus récemment, à partir de la fin des années 1990, on a créé des dispositifs pour aider à la modernisation technique puis à l’innovation. Enfin, ce qu’on appelle aujourd’hui le « fonds stratégique » traduit toujours la même logique : l’État pense qu’il peut agir sur des leviers particuliers, et non sur le système global, du type TVA à 0 % (même si on a déjà une TVA très faible, à 2,1 %, qui arrange bien tout le monde). Idem avec les aides postales, qui ont davantage été ciblées en faveur de la presse d’information générale.

Or, aujourd’hui, l’État, en période de réduction budgétaire, essaie de contenir le volume des aides. Et cela va certainement se poursuivre. Fleur Pellerin annoncera bientôt ses choix en la matière, et je ne serais pas surpris que certains secteurs de la presse magazine voient leurs aides diminuées, voire supprimées. De même, des arbitrages auront lieu pour savoir si l’on continue -d’aider les infrastructures de l’impression et de la distribution, ou si l’on concentre aujourd’hui les aides sur les innovations, notamment éditoriales, sur papier et Web.

Votre rapport souligne le rôle grandissant, depuis près d’une décennie, des « infomédiaires ». Qui sont-ils et comment agissent-ils ?

Les médias traditionnels ont toujours eu pour caractéristique d’établir une relation directe entre un éditeur et un public. Avec Internet, on a vu progressivement apparaître des intermédiaires, dont les premiers ont été les fournisseurs d’accès. Historiquement, la presse écrite s’est posé la question de savoir si ce rôle ne lui revenait pas, par exemple avec l’alliance entre le groupe Time et AOL. Mais ce n’est pas allé très loin, et c’est le secteur de l’informatique et des télécoms qui s’est imposé.

En fait, la notion d’infomédiaire est véritablement apparue avec les moteurs de recherche (dont le premier d’entre eux, Google), maintenant les plates-formes musicales ou de vidéos en ligne, et les réseaux sociaux, qui vont jouer un grand rôle en matière de diffusion de l’information, tels Facebook ou Twitter. Pourquoi les qualifier d’infomédiaires ? Parce que les formes d’usages qui se développent sont celles où toute une partie du public perd la relation directe avec un éditeur et pense accéder directement à l’information en s’appuyant sur les services de ces intermédiaires. Ceux-ci structurent largement l’audience, car ils collectent toutes les données sur les utilisateurs et sont donc capables de vendre aux annonceurs des profils extrêmement fins.

Votre rapport pointe également l’arrivée des agrégateurs de contenus. Contribuent-ils à la dilution des titres de presse traditionnelle ?

Il n’est pas du tout certain que les titres de presse s’effaceront du fait des nouvelles utilisations d’Internet et notamment des -agrégateurs de contenus. Ceux-ci vous proposent une série d’informations, selon votre demande, en provenance de titres et de supports différents. S’il est vrai qu’une partie du public semble estimer que l’important est d’accéder aux contenus souhaités sans trop se préoccuper de leurs origines, une large partie continue de considérer que tout ne se vaut pas, qu’il y a diverses grilles de lectures, qu’il faut disposer d’approfondissements et de contenus élaborés. Je ne crois donc pas à une dilution des titres ou des identités éditoriales, en tout cas à court et à moyen terme, même si des plates-formes aux contenus travaillés (et donc souvent payants) sont en train de naître, comme Blendle, soutenu par le New York Times.

L’exigence de qualité et d’élaboration reste forte dans le public, et je ne crois pas à l’effacement des titres et des plumes de référence au bénéfice d’une simple agrégation d’informations brutes. Enfin, à l’instar de Mediapart ou d’autres, ce qui est en jeu, c’est la constitution d’un certain type de communautés.

On voit donc que l’agrégation de contenus ne sera certainement pas la seule voie, et que l’agrégation du lectorat, notamment dans le cadre de la presse d’opinion, tend à devenir un modèle pour le développement ou le maintien d’identités éditoriales fortes – aussi bien pour l’imprimé que pour le numérique. C’est pourquoi, derrière la notion de presse d’opinion, je vois plutôt l’émergence d’une presse de communauté – sans connotation péjorative – dans le sens où chacun va sans doute devoir se construire un public propre.

Que doit être un « nouveau journaliste » aujourd’hui ?

Je ne sais pas s’il y a vraiment un « nouveau » journaliste mais, ce qui est certain, c’est qu’il doit y avoir des formes de journalisme beaucoup plus différenciées qu’auparavant. Tout d’abord, demeure un journalisme traditionnel, d’enquête, de reportage, d’analyse, d’expertise – même si les moyens pour le financer diminuent. Or, pour avoir des projets et des contenus forts, il faut des journalistes de ce type-là. Par ailleurs, face aux grands flux d’information aujourd’hui, il faut des gens pour traiter ces flux. Il y aura donc toujours besoin de journalistes de desk [qui restent au bureau plutôt que d’aller sur le terrain, NDLR], même si ce n’est sans doute pas ce qui attire principalement les jeunes journalistes.

À côté de ces pratiques traditionnelles, il existe une nouvelle forme de journalisme qui se concentre sur les nouvelles formes d’écriture et les nouveaux outils, dont on ne fait que commencer à comprendre tout le potentiel en termes de narration. C’est un journalisme à la fois expérimental et nécessairement adossé à d’autres professionnels (comme ce fut le cas il y a quelques décennies en presse magazine) : des statisticiens pour le datajournalisme, des designers, des développeurs informatique…

Enfin, une autre forme de journalisme tourne autour du participatif, non seulement avec le public mais aussi avec des experts, qui doit s’occuper de la présence sur les réseaux sociaux. Pour ces derniers, il y a même des sites qui se positionnent de plus en plus comme des agences et qui vendent des informations issues des réseaux sociaux aux autres médias.
Il n’y a donc pas un nouveau journaliste, mais des nouveaux journalistes – dont les activités multiples se réuniront peut-être un jour, on ne peut le savoir pour l’instant.

Pourquoi avoir choisi, dans le titre de votre rapport sur l’avenir de la presse, la notion d’écosystème à inventer ?

L’idée générale est que nous nous trouvons dans un système avec une multiplicité d’acteurs, qui interviennent avec des logiques assez différentes, mais qui, en même temps, ont des interrelations très fortes. Ainsi, par rapport au passé, où des formes de presse différentes développaient leurs logiques propres (je pourrais même dire leurs écosystèmes propres), on voit émerger un espace où les innovations et les expérimentations – qui se font dans une partie de l’écosystème – ont des répercussions sur les autres et même, éventuellement, un effet d’entraînement sur eux.

On peut donc parler, selon moi, d’un écosystème global en train de se construire et de s’organiser, où chacun se trouve en relation étroite avec les autres.

Illustration - Jean-Marie Charon : « L’exigence de qualité et d’élaboration reste forte »
Illustration - Jean-Marie Charon : « L’exigence de qualité et d’élaboration reste forte »

Le hors-série OÙ VA LA PRESSE ? est disponible en kiosque, il peut être également acheté sur notre site ( ici ) ou en téléchargeant Le bon de commande ( ).

Médias
Temps de lecture : 12 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don