Calais : « Ouvrons les frontières ! »  

Une délégation d’écologistes franco-britannique s’est rendue le 30 octobre dans la jungle de Calais pour réclamer des conditions de vie dignes pour les migrants et l’ouverture des frontières.

Ingrid Merckx  • 4 novembre 2015 abonné·es
Calais : « Ouvrons les frontières ! »  
© Photo : CHARLET/AFP

« On trouve les Anglais et on va dans la jungle !  », lance Emmanuelle Cosse en se précipitant dans le hall de la gare. Sa phrase prête presque à sourire tant son parfum d’aventure détonne avec la virée qui se prépare. Des cars en faction, un agent qui s’inquiète de qui va là : à Calais, les forces de l’ordre sont en alerte. Aux côtés de la secrétaire nationale d’EELV se trouvent Sandrine Rousseau, candidate EELV à la présidence de la région Nord-Pas-de-Calais/Picardie, Marine Tondelier, élue écologiste à Hénin-Beaumont (62), Karima Delli, députée européenne EELV, Christophe Duffy, conseiller municipal d’opposition à Calais, et Guillaume Fournier, élu PG de Fouquières-lès-Lens (62). Suivent une troupe de militants EELV et Front de gauche, beaucoup de jeunes, venus de Calais, Boulogne ou Lille pour assister à cette rencontre entre des représentants EELV et une délégation du Parti vert d’Angleterre et du pays de Galles. Que peuvent les écolos pour les migrants ? L’idée, c’est d’accroître la pression sur leurs gouvernements en élaborant des propositions communes pour améliorer le sort de ceux qui tentent de passer en Angleterre via Calais, ville-porte et ville-prison. Tout le monde se répartit dans les voitures. Direction « la jungle ». Nom exotique pour désigner le bidonville de sable et de boue où s’entassent 6 000 migrants. Leur effectif a doublé depuis l’été, des Syriens s’étant ajoutés massivement aux Soudanais, Érythréens et Afghans qui campent à Calais depuis quinze ans. « Cela a coûté un milliard d’euros de les dissuader de rester, somme qu’on aurait pu consacrer à mieux les accueillir », s’insurge Christophe Duffy. Comment un pays riche, a fortiori celui des droits de l’homme, peut-il tolérer de si terribles conditions de vie sur son territoire ? On ne compte plus les communiqués des associations qui font état du manque d’eau potable et de sanitaires, de dénutrition, d’épidémie de gale, de lésions ou d’abcès pas ou mal soignés, de la présence de rats, de cas de prostitution, du risque d’incendie et d’inondation… « Comment peut-on se réjouir comme Bernard Cazeneuve que plus un migrant ne passe en Angleterre depuis le 27 octobre ? », s’indigne Sandrine Rousseau. D’autant qu’il en passerait encore trente chaque nuit… Mais en prenant quels risques ?

« Les Britanniques nous ont** vendu des barrières des JO de Londres pour sécuriser la voie ferrée… »,* montre Marine Tondelier pendant le trajet. De hautes barrières blanches s’élèvent le long des rails, éloignant les points de passage potentiels par lesquels les migrants espèrent grimper sur un train. À leur pied, des machines défrichent les bois. « Les autorités ont décidé d’abattre 160 hectares d’arbres sous prétexte que des migrants pourraient s’y dissimuler », proteste la jeune femme. Sept kilomètres séparent la gare de la jungle. Les migrants qui occupaient des squats en centre-ville s’y sont installés en avril, peu après l’ouverture sur ce terrain du centre d’accueil de jour Jules-Ferry. Désormais, la distance avec la ville restreint les allées et venues et les ravitaillements possibles. Plus on se rapproche de la jungle et plus le paysage se désole. « Manque plus que les miradors… En ville, les Calaisiens ne peuvent même plus se promener sur le port… Calais, c’est Alcatraz ! » Un jour, un des voisins du bidonville a sorti sa carabine en voyant les migrants s’installer dans les dunes de sable et de végétation en face de chez lui. « C’était une zone de grande biodiversité, explique un militant. Ils ont trouvé un arrangement : des migrants lui tondent sa pelouse et il leur offre un café… » « Je suis venue dans la jungle huit ou neuf fois depuis le début de la campagne pour les régionales, confie Marine Tondelier. Calais est l’épicentre de la bataille contre le Front national dans notre région. » Le soir, quand les CRS qui sécurisent la zone se répartissent pour protéger le site d’Eurotunnel, des milices d’extrême droite traîneraient aux abords du camp. Un migrant a été capturé et lynché. « Il y a des ratonnades, confirme Marine Tondelier. Et des habitants excédés… Mais cette ville a développé des réseaux de solidarité très forts. Et les commerçants ne se plaignent pas du passage. En outre, la jungle n’est pas qu’un endroit déprimant, c’est un puits de créativité ! » Une école d’art, un restaurant afghan, une discothèque… De quoi refouler un peu la honte qui prend à la gorge quand on apprend que les conditions de vie sur place sont en deçà des normes humanitaires observées dans un camp de réfugiés au Darfour ou au Liban. Un repas par jour, une douche par semaine. Quelques sanitaires, trois points d’eau… « L’État se défausse sur les associations dont il réduit les subventions ! », s’indigne Marine Tondelier. D’où le recours en référé déposé par Médecins du monde et le Secours catholique devant le tribunal de Lille (voir Politis n° 1375, 28 oct.) pour violation du droit au respect de la vie et de la dignité, et du droit d’asile.

Les femmes ne représentaient que 10 % des occupants jusqu’à l’été. Depuis, elles sont plus nombreuses, les enfants aussi. Certains, de 4 à 8 ans environ, font des allers-retours à vélo sur le chemin des Dunes, qui mène jusqu’à l’une des deux entrées de la jungle, la moins connue. À droite, quelques maisons de riverains protégées par des grillages. À gauche, un talus de deux mètres environ s’ouvre par endroits et laisse deviner le bidonville qui s’étend jusqu’au centre Jules-Ferry. Une dizaine de cars sont stationnés le long de l’allée dont le passage est barré par deux CRS qui demandent « des papiers stipulant votre présence ». Arrivés sur place, premier objectif : retrouver les Anglais. Les Anglaises en fait : Nathalie Bennett, leader du Green Party, et Jenny Jones, membre de la Chambre des Lords. « La plupart des Anglais ignorent ce qui se passe dans la jungle, explique la deuxième, nous sommes venues voir pour raconter. » La prise de conscience grandit outre-Manche : des bénévoles britanniques viendraient prêter main-forte sur le camp. La Croix-Rouge, Médecins sans frontières, Emmaüs, Médecins du monde, le Secours catholique, le Secours islamique, Salam, Calais Ouverture humanité, France Terre d’asile, la Vie active… les associations sont nombreuses à marauder dans la jungle. Des photographes indépendants se sont fait connaître, une étudiante en anthropologie prépare un mémoire… On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. La délégation écolo se dirige vers la maison d’Alpha, seul Mauritanien de la jungle. Une personnalité. Il a passé six ans en Grèce après avoir quitté son pays. À Calais, il s’est posé. Et n’est plus très sûr de vouloir aller vivre en Angleterre. Sa maison se reconnaît à son toit de chaume et aux lettres « Home » posées dans le sable qui marquent un semblant de portail. Une capuche sur la tête, il invite à visiter l’école derrière chez lui, où des adultes sont en train de prendre un cours de français. « Beautiful people from Darfour », annonce une pancarte sur la maison voisine entre trois ou quatre autres panneaux qui préviennent : « No camera ». Quand les flashs crépitent, les Soudanais voient rouge et la tension monte.

La délégation fait marche arrière. « On n’est pas au zoo, siffle Jérémie, un gaillard blanc avec un sweat vert qui joue au foot devant chez Alpha. Vous pourriez au moins demander pour les photos ! Alpha n’est pas seul à vivre ici ! » Le chemin des Dunes, goudronné, est relativement sec en ce matin d’automne où le soleil fait de belles percées. Mais il reste de la boue sur les bords où s’entassent aussi des carcasses de vélos. Le vélo est en pleine expansion dans la jungle. Sans quoi les migrants seraient entièrement dépendants des associatifs. Un homme passe avec un jerrican d’eau dans une poussette. On se croirait au fin fond du tiers-monde. « On est en train de perdre la face aux yeux du monde, s’alarme Guillaume Fournier. Le rejet des étrangers n’a aucun sens dans ce bassin minier où l’on trouve des dizaines de nationalités différentes. Même la maire de Calais est d’origine arménienne ! »

« Ouvrons les frontières !* ,** propose Nathalie Bennett lors d’un point presse improvisé devant le centre Jules-Ferry, fermé aux visiteurs. Il n’y a aucune raison de maintenir la jungle, dit-elle en ajoutant : « Winter is coming », pour bien signaler que la pluie et le froid vont s’abattre sur ces baraques. Cette expression dont la série Game of Thrones a fait sa devise culte fait sursauter quelques visiteurs. Une famille entière est installée là, non loin sous une tente. Quelques baraques ont dressé une sorte de petit perron où sont posés quelques pots de fleurs. D’autres, bâchées et ficelées, rappellent les bottes de paille enveloppées en hiver dans les champs. Des réfugiés viennent former un second cercle autour du « point presse ». « Ouvrons les frontières », répète Emmanuelle Cosse, réclamant une mission d’information pour les migrants et des mesures leur assurant une vie digne. « Open the way ? », interroge un Soudanais. Ibrahim est dans la jungle depuis plusieurs semaines. « France is good », assure-t-il, mais il voudrait quand même rapidement passer en Angleterre, là où sa famille l’attend. Il montre sur sa main une blessure qu’il s’est faite « sur le train ». « Je suis là depuis quinze jours », explique Mohamed, un Syrien, qui raccompagne la délégation vers la sortie. Sa famille est éparpillée partout dans le monde. Pourquoi l’Angleterre ? « For job », répond-il sans hésiter. Difficile, vu la taille du groupe, de traverser la jungle. On se contente, cette fois, de la longer. Sur le haut talus du chemin des Dunes, des hommes ont disposé des chaises. D’un côté ils ont une vue sur la marée d’abris fragiles, et de l’autre, sur l’horizon.

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