Joan W. Scott : Honorer une tradition critique et radicale

Historienne spécialiste du féminisme français, Joan W. Scott expose ici sa vision d’une France insurgée, « conflictuelle ».

Joan W. Scott  • 16 décembre 2015 abonné·es
Joan W. Scott : Honorer une tradition critique et radicale
Joan Wallach Scott Professeure émérite à l’Institute for Advanced Studies de Princeton.
© Photo : DEPERRAZ / CITIZENSIDE / AFP

Les représentations que l’on se fait d’une nation ou d’une ville comportent forcément une part d’idéalisation qui sert implicitement ou explicitement une certaine vision politique. Cette vision d’une nation une et indivisible tend à créer une illusion d’homogénéité qui gomme les différences de race, d’origine ou de religion au profit d’un ensemble unifié – c’est-à-dire un objet d’identification patriotique.

Ainsi, l’image clinquante d’une ville de culture et de charme (entre haute couture, gastronomie et jeux de séduction) ignore et rend invisibles les pauvres et les SDF, tous ceux pour qui la vie quotidienne est toujours plus difficile. Pas de place pour de sombres histoires dans la ville-lumière ! Depuis les attentats du 13 novembre dernier, ces représentations ont été très nombreuses. En France, hommes politiques et intellectuels médiatiques n’ont cessé d’appeler à la défense de l’intégrité de la nation et à en exclure les éléments « étrangers », comme si les populations défavorisées aujourd’hui n’avaient rien à voir avec la longue histoire de l’empire colonial français. La presse populaire aux États-Unis a, quant à elle, fait l’article des splendeurs du Paris bourgeois : cuisine, cinéma, mode et musées – celui d’une certaine joie de vivre qui persiste, défiant la peur. Cela n’a pas été, bien sûr, les seules façons de dépeindre la France et Paris au cours des dernières semaines. Beaucoup ont insisté sur les complexités de l’histoire, sur les questions de classes et de races, et sur les raisons d’une prétendue insolubilité de la « question musulmane ». Mais j’ai surtout été stupéfaite par l’absence de toute mention de ce qui, pour moi, constitue le cœur de ma vision de la France : un pays dont l’histoire est faite de politique révolutionnaire ; et un pays à la grande tradition de philosophie critique radicale. Si la France m’a attirée, c’est d’abord pour son refus catégorique de l’orthodoxie : celui des voix insurgées des sans-culottes, des communards, des travailleurs et des féministes. Et celui des écrits philosophiques critiques de Beauvoir, Rancière, Derrida, Foucault, Lacan, Laplanche, Irigaray et tant d’autres… Il n’est pas exagéré de dire que j’ai appris à penser la différence grâce à ces philosophes, à déconstruire les systèmes d’oppositions binaires, à dénaturaliser les catégories de genre, à analyser les structures de langage dans l’articulation consciente ou inconsciente des régimes de vérité. Ma formation en tant que féministe doit énormément à ces philosophes. Cela m’a d’ailleurs valu des ennuis avec les historiens des femmes de mon pays – qui ont violemment décrié mes critiques de leurs lectures littérales des textes comme étant de la « French Theory fantaisiste »  – et avec leurs collègues français – qui m’ont notamment qualifiée de « féministe américaine radicale » quand j’ai suggéré que la séduction n’était pas un trait du caractère national français mais un aspect de l’idéologie patriarcale !

Pour le dire le plus simplement possible, les différences ne vont pas de soi, quand bien même elles semblent relever du bon sens. Ce n’est pas la biologie qui détermine le genre, ce sont les normes du genre qui se légitiment elles-mêmes en se référant à la biologie. Ces différences sont produites par un discours, mises en œuvre institutionnellement et renforcées par diverses formes de régulation. En proposer une analyse critique consiste à se demander comment ces différences fonctionnent et à quelles fins, à montrer comment elles sont construites, afin d’ouvrir la possibilité de les changer. C’est ce type de pensée critique qui, pour moi, a été rendu possible par ce qu’on appelle aux États-Unis la French Theory, et elle est liée évidemment à mon intérêt pour l’histoire et les possibilités actuelles d’une politique de transformation. Je ne crois évidemment pas que toute la France soit l’incarnation de la théorie critique ; ce serait d’ailleurs aller contre le refus d’une approche totalisante que cette théorie elle-même enseigne. Je soutiendrais au contraire que la France doit honorer sa tradition de politique révolutionnaire et de critique radicale. C’est un des éléments de son génie national et ce qui va lui permettre d’appréhender les différences à l’œuvre aujourd’hui dans la société, qu’elles soient politiques, philosophiques, sociales, ethniques, raciales, sexuelles ou religieuses… Ma France est querelleuse, conflictuelle et au-dessus de tout essentialisme. Si cette représentation était oubliée à la suite des attentats du 13 novembre, ce serait une erreur fatale.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Doubre

Temps de lecture : 4 minutes