« À Rome, le Mouvement 5 étoiles tire profit de la situation catastrophique »

Le parti de Beppe Grillo pourrait emporter, lundi, la capitale italienne lors des élections municipales. Et bientôt, conquérir l’Italie ?

Pauline Graulle  • 17 juin 2016
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« À Rome, le Mouvement 5 étoiles tire profit de la situation catastrophique »
© Beppe Grillo, fondateur du Mouvement 5 étoiles.Photo illustration : MARCELLO PATERNOSTRO / AFP.Photo texte : Giuseppe Ciccia / NurPhoto.

Dimanche, aura lieu le second tour des municipales en Italie. Le premier tour, le 5 juin dernier, a montré une percée du « Mouvement 5 étoiles » (Movimiento Cinque Stelle) dans plusieurs villes, notamment à Rome. La jeune Virginia Raggi, arrivée en tête au premier tour (avec plus de 35 % des voix) contre Roberto Giachetti, du Parti Démocrate (qui n’a rassemblé que 24 % des suffrages), pourrait l’emporter. Avec quelles conséquences ? Politis a interviewé Christophe Bouillaud, professeur de sciences politiques à Science Po. Grenoble, et spécialiste de l’Italie.

Politis : Le Mouvement 5 étoiles (« M5S ») de Beppe Grillo est-il le vainqueur annoncé de ces municipales italiennes ?

Christophe Bouillaud : Non, il y a du suspense, ça dépend des villes ! Le scrutin reste assez ouvert, à Milan par exemple, où la droite est face à la gauche. Même à Rome, il n’est pas sûr que la candidate du M5S parvienne à passer la barre des 50 %. D’autant que l’électorat italien est assez imprévisible ces temps-ci. Il est très désorienté, et la participation est en baisse, donc les effets d’opinion sont amplifiés.

Quel est l’enjeu de ces municipales ?

C.B. : Il y a des enjeux locaux, d’abord. Les quatre grandes villes (Rome, Turin, Naples, Milan) qui votent ont des configurations assez différentes. À Naples, le maire sortant, qui est un ancien magistrat à peu près honnête, pourrait être reconduit… À Milan, le M5S a un poids électoral très faible, ce qui s’explique par le fait que depuis une trentaine d’années, la droite et la gauche ont relativement bien géré la ville… À Rome, en revanche, la situation est catastrophique, et le M5S en tire profit. Les Romains ont d’abord connu un maire berlusconien issu des rangs néo-fascistes qui a fait du clientélisme à tout-va et a endetté la ville. Puis la gauche a gagné, et elle a mis à la tête de Rome un chirurgien venu de nulle part, qui s’est révélé d’une incapacité déroutante : à son absentéisme chronique – il avait une carrière de chirurgien aux USA ! – se sont ajoutés des scandales financiers en lien avec des coopératives mafieuses… Le Parti Démocrate (PD), par la voix de Matteo Renzi [président du Conseil, NDLR], a fini par mettre le maire dehors. Après une droite et une gauche défaillantes à Rome, le M5S a donc toutes ses chances dans la capitale italienne. Il bénéficie aussi d’une alliance tacite avec la droite dans certains endroits pour faire sortir les sortants qui ont mal géré les villes…

Pourquoi le M5S a-t-il tant de succès ?

C.B. : Parce que les Italiens ont tout essayé et que tout a échoué ! De l’extrême gauche à l’extrême droite, absolument tous les partis italiens ont déjà eu des responsabilités importantes en Italie, et à chaque fois, il y a eu des affaires de corruption. Ils se sont tous servis dans la caisse, sans exception ! Le M5S se présente comme le renouveau. Il promet qu’il va faire le ménage pour débarrasser l’Italie d’une élite corrompue, ce qui est en effet un vrai problème. Logiquement, il refuse toute alliance avec les autres partis – considérés comme tous corrompus –, pour rester un parti solitaire. Dans ce contexte, le PD de Renzi, qui a aujourd’hui tous les pouvoirs, et qui est en réalité la somme de très vieux partis et de réseaux qui ont trempé dans les affaires de l’Italie depuis 1946, est donc la cible principale du M5S. Le M5S reproche également au PD de reprendre son programme, mais de manière fallacieuse… Par exemple, la réforme sur le financement des partis demandée par le M5S a été acceptée par Renzi, mais elle ne sera appliquée qu’en 2017. De même, le M5S estime que le « job act » de Renzi ne fonctionne pas alors qu’il prétend résoudre le problème du chômage des jeunes. Pour résumer, le M5S estime que Renzi l’a copié, mais qu’il fait croire qu’il change tout, alors qu’il n’arrive pas à changer radicalement les choses…

Quel est le cœur de cible du M5S ?

C.B. : Ce sont les jeunes, qui ont fait des études, qui ont du mal à accéder à l’emploi, et qui vivotent… En Italie, l’état du marché du travail est détérioré depuis beaucoup plus longtemps qu’en France. Ce sont maintenant les quadragénaires qui ont des problèmes d’insertion ! La candidate M5S de Rome, Virginia Raggi, incarne complètement ce phénomène : elle a 38 ans, et a été vaguement juriste dans un cabinet d’avocats, mais elle ne semble pas avoir très bien réussi sur le marché du travail. En Italie, il y a très peu de grandes entreprises, donc très peu de postes de cadres, mais une myriade de petites entreprises qui emploient des gens (des comptables, des consultants…) au coup par coup. C’est un peu l’auto-entrepreneuriat généralisé, avec tout ce que cela comporte de précarité. Par ailleurs, la fonction publique italienne n’a pas recruté depuis longtemps. L’âge moyen des profs est de 55 ans ! En Italie du Sud, c’est encore pire, car le taux d’inactivité des femmes est très élevé, alors que le taux de natalité est aussi très faible. Il y a beaucoup de jeunes femmes qui restent à la maison pour s’occuper de leurs parents, ou de leurs grands-parents…

© Politis

Virginia Raggi, ci-haut, a obtenu près de 36% des suffrages au premier tour des élections municipales à Rome.

Dans une interview, Beppe Grillo a dit : « Si nous remportons Rome, nous gouvernerons le pays pendant dix ans ». Qu’en pensez-vous ?

C.B. : La ville de Rome est assez ingouvernable, donc le M5S, s’il gagne, va avoir beaucoup de mal à la gouverner à moins qu’il ait une stratégie très agressive pour casser la mafia locale… En revanche, si le M5S passe la barre des 50 % dans une grande ville comme Rome ou Turin, Beppe Grillo estime qu’il peut arriver au pouvoir. Il pourra s’appuyer sur la réforme constitutionnelle et sur les nouvelles règles du scrutin national que Matteo Renzi veut faire adopter. Elles permettront en effet à un seul parti de gagner les élections sans avoir à faire d’alliance, ce qui est du pain béni pour le M5S. Alors, si le M5S fait un bon score aux municipales et qu’il remporte Rome, ça va être la panique à bord pour le PD ! Mais, ironie de l’histoire, le M5S milite, au nom des valeurs démocratiques, pour un « non » au référendum de cet automne qui avalise ces nouvelles règles du jeu qui lui sont pourtant objectivement favorables.

Le M5S, qui est souvent accusé d’être un parti « populiste », est-il une bonne ou une mauvaise chose pour l’Italie ?

C.B. : Ce parti est une exception en Europe, car il n’a aucun lien historique avec des partis préexistants – ce qui n’est pas le cas de Podemos ou de Syriza, par exemple – et qu’il est en plus, véritablement, et de droite et de gauche. Il entend en effet picorer les bonnes idées partout où elles se trouvent : il promeut aussi bien la régie publique de l’eau que des allègements fiscaux pour les petites entreprises. Pour la participation de Rome aux J.O. de 2024, Virginia Raggi a par exemple expliqué qu’elle recourrait à un référendum. L’idée de ce parti, c’est que l’idéologie, c’est fini, et que seul compte ce que veulent les Italiens. Est-ce pour autant un parti populiste ? Aujourd’hui, en sciences politiques, on traite de « populistes » les nouveaux entrants qui ont du succès, mais je ne crois pas que ce soit une catégorie intéressante. D’autant que cette idée de l’union du peuple et d’un parti est revendiquée par tous les partis ! Là, le M5S rejette l’idée même du clivage gauche/droite parce que les gens ont été dégoûtés, parce que l’idéologie ne veut plus rien dire dans un pays aussi durablement corrompu. En Italie, c’est « l’affaire Cahuzac » toutes les semaines, que ce soit à droite ou à gauche, et au niveau local comme national.

Le M5S a-t-il des chances de réussir ?

C.B. : Le problème en Italie, c’est la complexité juridique qui est énorme et qui explique en partie cette corruption endémique et ce détournement permanent des règles. Le M5S va donc avoir un vrai problème de capacité juridique et administrative pour gérer cette complexité. Il faudrait une révolution juridique au niveau parlementaire, et ça ne va pas se faire du jour au lendemain, car c’est ancré dans l’histoire du pays…

Que se passe-t-il si le M5S échoue à son tour ?

C.B. : Ce qui se produit déjà : une montée de l’abstention. On est passé d’une nation très politisée, où la participation électorale était très haute dans les années 1960, à un pays qui ressemble de plus en plus aux pays de l’ex-Europe de l’Est, où les gens se désintéressent de la politique et subissent la politique comme un mal auquel ils ne peuvent rien. Si le M5S disparaît ou échoue, l’Italie sera probablement une société où il y aura, d’un côté, des partis (toujours élus par les personnes âgées) qui vont fonctionner en circuit fermé, et de l’autre, en dehors, la majorité de la population.

Politique
Temps de lecture : 8 minutes
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