À Bure, les « ziradieux » défient le lobby nucléaire

Dans la Meuse, le site prévu pour l’enfouissement de déchets radioactifs connaît un fort regain de mobilisation, alors que les occupants d’un bois stratégique viennent d’être expulsés.

Patrick Piro  • 13 juillet 2016 abonné·es
À Bure, les « ziradieux » défient le lobby nucléaire
© Photo : Patrick Piro.

Des pneus et des barricades en flammes, la charge de plusieurs dizaines de gardes mobiles, du gaz lacrymogène… Cabanes, préau, cuisine de campagne, postes de vigie et potagers ont été rasés au bulldozer. Jeudi 7 juillet, à 6 heures du matin, une quarantaine de militants antinucléaires ont été chassés sans ménagement du bois Lejuc, à Mandres-en-Barrois (Meuse), où ils campaient depuis dix-huit jours.

Flash-back : dimanche 19 juin, une troupe hétéroclite de quelque deux cents militants, -paysans et riverains envahissait les lieux pour entraver les travaux engagés par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). En mai, ses bulldozers avaient déboisé neuf hectares de forêt pour installer une double haie de fil barbelé – démantelée par des militants qui dénonçaient une illégalité : la gestion de la forêt est sous-conventionnée avec l’Office national des forêts jusqu’en 2018, et l’Andra, propriétaire du bois depuis un an, n’a pas pu produire de dérogation.

La plainte déposée n’avait pas le pouvoir de suspendre l’ordonnance d’expulsion obtenue par l’Andra contre les occupants. Mais les militants ont d’ores et déjà déclaré qu’ils réoccuperaient le bois pour en faire une « zone d’insoumission à l’irradiation » (Zira), acronyme préféré à « ZAD » et détournant la novlangue de l’Andra (zone d’intérêt pour la reconnaissance approfondie).

Une poubelle d’enfer

L’Andra voulait toucher 35 milliards d’euros pour le financer. Ségolène Royal n’est prête à en lâcher que 25. Il en faudrait au moins 41, calculent les associations. Ce serait à l’évidence un monstrueux chantier : Cigéo, à Bure (entre Meuse et Haute-Marne), prévoit 300 kilomètres de galeries sur 15 km2, creusées à 500 mètres sous la surface. Elles recevraient 80 000 m3 de matière renfermant 99,9 % de la radioactivité des déchets issus des réacteurs nucléaires français ; 240 000 fûts livrés pendant cent ans, avant scellement définitif : le seul traitement connu, c’est le confinement. Notamment parce qu’il s’agit de déchet « à vie longue ». Par exemple, il faut attendre… 16 millions d’années pour que la radioactivité de l’iode 129 soit simplement divisée par deux.

Cette impensable bombe radioactive en puissance sera étanche, assurent les ingénieurs, car nichée dans 130 mètres d’argile, qui ralentiront considérablement la migration des atomes radioactifs quand les fûts finiront par fuir. Tremblement de terre, érosion, failles… Rien ne saurait perturber ce « coffre-fort géologique », qu’il suffira d’abandonner sous Bure. En pensant surtout à transmettre à des milliers de générations futures : pour votre sécurité, veuillez ne jamais rien forer à cet endroit…

La loi Cigéo, un pavé sans bruit

Lundi dernier, dans un paisible lendemain d’Euro de foot, les députés (sauf les écologistes), après un vote subreptice au Sénat le 17 mai, ont adopté la proposition de loi portée par le sénateur meusien LR Gérard Longuet, et qui définit les modalités de création du centre Cigéo de stockage des déchets radioactifs. Le rapporteur du texte était Christophe Bouillon (PS), par ailleurs président… de l’Andra.

« Stupéfaction ! », clame l’écologiste Laurence Abeille, seule opposante au texte en commission, hauts cris des associatifs. Mais pas du déontologue de l’Assemblée nationale, qui n’y a vu aucun conflit d’intérêts.

La loi Longuet introduit un ingrédient supposé calmer ceux qu’effraye le lancement d’une expérience dont le succès est supputé au-delà de centaines de milliers d’années : le stockage devra être « réversible » : possibilité, donc, de récupérer les matières radioactives, au cas où… (changement de méthode de gestion, accident, etc.).

Enfumage, crient les associations : il ne s’agirait que d’une « récupérabilité » pendant les cent ans de remplissage du site. Et ils brandissent les difficultés actuelles pour extraire les déchets les plus dangereux de StocaMine, entreposés dans une ancienne mine de potasse alsacienne.

C’est donc sur Mandres-en-Barrois, ainsi que sur les villages voisins de Bure, Ribeaucourt et Bonnet, que l’Andra a jeté son dévolu pour implanter son centre Cigéo, destiné à enfouir sous terre des déchets nucléaires (voir encadré). Les galeries se trouveraient à l’aplomb du bois Lejuc, promis à la destruction pour faire place à des puits de ventilation de ce réseau et à leurs équipements de surface.

« On n’a eu connaissance que récemment de cette extension, souligne Régine Millarakis, pilier de l’association environnementaliste Mirabel. L’Andra parle toujours de “coffre-fort géologique” : faux, ça communiquera avec l’extérieur. Comme sur de nombreux points, il y a des faiblesses, des omissions et des mensonges sur le dossier technique. »

Sur les collines aux alentours, le spectacle nocturne est insolite : l’éclairage des premières installations de l’Andra – son « laboratoire » –est si dense qu’il projette des ombres à plusieurs kilomètres sur les champs de céréales et d’oléagineux. « Ici, on a commencé par créer un désert agricole en favorisant les grandes exploitations au détriment du bocage. Maintenant, on prépare le désert nucléaire », commente Balthazar [^1]. Des bâtiments d’archivage d’EDF et d’Areva ont déjà poussé à proximité. Une plateforme d’Areva, à Void-Vacon (à 30 km de Bure), entrepose de l’uranium en transit. En 2014, lors du premier salon mondial du nucléaire, à Paris, les opérateurs étaient incités à investir dans le pôle de Bure.

Née il y a plus de vingt ans, alors que l’État sélectionnait des sites pour tester l’enfouissement, la lutte contre le projet a connu nombre de manifestations, pétitions, blocages temporaires du site et recours judiciaires. Il y a onze ans, les opposants acquièrent à Bure, avec l’aide du réseau Sortir du nucléaire, une bâtisse devenue la « Maison de la résistance à la poubelle nucléaire », lieu d’ancrage décisif pour des dizaines de jeunes venus régulièrement entretenir une flamme fragile.

coupe-boulon

La bâtisse a retrouvé une nouvelle vigueur avec la défense du bois Lejuc. Ancien forestier, la soixantaine, Thierry passait manifester son soutien : il dormira finalement plusieurs nuits dans le bois. Comme Madeleine. « J’en avais marre de gueuler devant mon écran d’ordinateur, me voilà de retour vingt ans après. À l’époque, j’assistais impuissante aux insupportables opérations “petits fours” de l’Andra pour séduire la population et acheter son ralliement. »

Et puis il y a les « jeunes ». Georges, de Belgique, construit des cabanes perchées. Raphaëlle, originaire du Centre, -approvisionnait le campement en anti–vomitifs, sérum physio-logique, etc. pour tenir face aux gaz des forces de l’ordre. Caracole, elle, achève un mémoire de sociologie sur la remise en question des manières d’habiter sur les ZAD. « Militer ici, c’est beaucoup moins austère qu’en ville. » Mathieu, en panne de boulot dans la restauration rapide, a quitté Metz pour rejoindre les « ziradieuses et les ziradieux ». « Sans ces jeunes, on ne pourrait rien faire !, relève Michel, ancien conseiller municipal de Mandres-en-Barrois. Ici, les personnes se sont résignées il y a des années. » Le jour de l’occupation, toutefois, quelques-unes ont prêté main-forte, comme cette dame âgée qui maniait avec ardeur le coupe-boulon contre les barbelés.

C’est qu’il s’agissait du dernier espace communal de Mandres-en-Barrois : 220 hectares de beaux feuillus dans une région qui a vu disparaître les petites parcelles, absorbées par des exploitations agricoles intensives. Depuis un an, l’accès était interdit par des vigiles de l’Andra : plus de cueillette de champignons, de promenades, de chasse ni de ramassage de bois de feu (affouage), auxquels les habitants sont très attachés. « Cette privatisation a été ressentie comme une vraie violence. Qui sont les casseurs, finalement ? Ceux qui libèrent le bois ou ceux qui veulent le détruire ? », interroge Balthazar.

La mainmise de l’agence sur cette parcelle est représentative de ses méthodes, pointent les militants. Une puissante stratégie foncière : l’Andra a signé un accord avec les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) de Lorraine et de Champagne-Ardenne, qui lui donne priorité pour préempter les terres disponibles. Puis, par échanges successifs, l’agence parvient à obtenir les parcelles qui l’intéressent. Le prix d’acquisition dépasse parfois de 40 % la valeur du marché local, indique un paysan local, et l’agence cède en retour des superficies doubles.

Dans le cas du bois de Lejuc, hautement stratégique pour Cigéo, le maire a consulté ses administrés : l’Andra proposait en échange 370 hectares de parcelles boisées, des rentrées fiscales de près d’un million d’euros par an, une garantie d’embauche pour tous les -habitants pendant 100 à 150 ans (la durée de vie du projet), etc. En vain : par environ 60 %, les votants ont rejeté l’offre mirobolante.

corruption

Pas découragée, l’agence est revenue à la charge après avoir travaillé les élus au corps. Et le 2 juillet 2015, lors d’une séance convoquée à 6 heures du matin, sous la protection de vigiles, le conseil municipal de Mandres-en-Barrois acceptait de céder le bois Lejuc par sept voix contre quatre. La procédure a été attaquée au tribunal par quelques habitants, dont Michel, solide soutien de l’occupation du bois. « Parmi la trentaine de villageois opposés, peu osent signer ma pétition : le maire a dit qu’il l’enverrait à l’Andra. »

Car, pour les villages, la manne nucléaire tombe déjà depuis des années. En contrepartie de l’accueil des déchets, les départements concernés (Meuse et Haute-Marne) touchent des subventions, actuellement 30 millions d’euros par an. Salles de sport, routes refaites, lampadaires, bâtiments rénovés… « Un arrosage qui bénéficie aux collectivités, aux entreprises, aux particuliers, sans contrepartie, alors qu’aucun colis radioactif n’est attendu avant des années, du jamais vu !, se révolte Claude Kaiser, opposant historique et secrétaire de la coordination des élus opposés à l’enfouissement (Eodra). Une corruption institutionnalisée et banalisée dans les mœurs politiques locales. » Jean-Pierre Remmelé, éleveur et ancien maire de Bonnet, est l’un des rares à avoir refusé de laisser acheter sa municipalité. « Il suffisait de déposer un projet un peu ficelé, et l’argent arrivait. » Ses mandats ont été émaillés d’escarmouches où il a régulièrement identifié la main de l’Andra, notamment dans les appuis reçus par ses conseillers municipaux pro-Cigéo.

Les militants en sont convaincus : le critère d’acceptabilité sociale a pesé plus lourd que les qualités géologiques du sous-sol. En 1998, un conseiller du Premier ministre Lionel Jospin explique à Claude Kaiser le choix de Bure en raison du faible risque de mobilisation de la population. La Meuse : sept habitants au kilomètre carré. Les quatre villages concernés par Cigéo totalisent à peine cinq cents habitants.

réoccupation

Alors, l’occupation du bois Lejuc fait renaître l’espoir. « Dans l’imaginaire local, colonisé par l’Andra, chemine l’idée qu’il est possible de s’opposer au rouleau compresseur », espère Claude Kaiser. « C’est la première fois que l’engagement atteint ce niveau, nous sommes plus forts que nous le pensions », renchérit Régine Millarakis.

Nouveauté importante : les agriculteurs locaux, jusque-là peu enclins à s’opposer à visage découvert, ont commencé à bouger « quand l’Andra a soudain mis fin, l’an dernier, aux baux qui permettaient à certains de cultiver des terres agricoles promises à Cigéo », constate Michaël, militant parisien très engagé sur la Zira depuis un an. En juin 2015, douze tracteurs participaient à la manifestation « 100 000 pas à Bure », une première.

La Confédération paysanne, non représentée localement, s’est émue. Romain Balandier, éleveur dans l’Ouest vosgien et membre du syndicat, parcourt régulièrement les 50 kilomètres qui le séparent de la Zira. « C’est la détresse de nos pairs qui nous a alertés. Bien que siégeant dans les Safer, nous ne percevions pas l’ampleur des transactions foncières, tant elles sont opaques. » Une année d’enquête bénévole, à laquelle il a contribué, révèle que l’Andra dispose de 2 000 hectares de terres agricoles et de 1 000 hectares de forêt, une influence qui s’étend jusqu’à 80 kilomètres du site ! Cigéo n’a pourtant besoin que de 300 hectares. « Une réserve telle que l’Andra distribue des baux d’exploitation à des agriculteurs, favorisant ceux qui sont dociles. Notre profession a perdu la maîtrise des terres agricoles, subtilisée par un opérateur industriel ! », s’élève Romain Balandier. Un nom revient, sorte d’âme damnée, celui d’Emmanuel Hance, chargé des opérations foncières de l’Andra. « Il m’a récemment mis en garde : “Vous vous isolez”, témoigne Jean-Pierre Simon, agriculteur à Cirfontaine. Je sais qu’il tente de m’influencer par le biais de collègues proches. ».

Aux alentours du bois retentit régulièrement le cri de ralliement des opposants : « Elle est à qui la forêt ? Elle est à nous ! » La réoccupation aura peut-être lieu lors des « Barricades antinucléaires mondiales et improvisées », où sont invités les sympathisants les 16 et 17 juillet 2016, « sous les charmes et les hêtres du bois ». Pris dans le piège de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le gouvernement, commanditaire de Cigéo, se serait bien passé de la naissance de la Zira de Bure.

[^1] Certains prénoms ont été changés.

Écologie
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