Éducation : « L’air du temps est à la mise en concurrence »

La réforme du bac et celle de l’entrée à l’université suscitent des mobilisations depuis la fin janvier, au motif qu’elles étendent le principe de sélection.

Ingrid Merckx  • 14 février 2018 abonné·es
Éducation : « L’air du temps est à la mise en concurrence »
© photo : eric cabanis/afp

Annabelle Allouch est maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Picardie-Jules-Verne (Amiens) et chercheuse associée à Sciences Po. Elle est spécialiste des politiques éducatives et universitaires et de l’articulation entre le secondaire et le supérieur. Elle étudie comment se fabriquent et se reproduisent les inégalités et comment les politiques d’accès à l’enseignement supérieur se réforment en France, en Angleterre et aux États-Unis. Elle a publié en septembre 2017 un essai, La Société du concours [1], dans lequel elle analyse en quoi le concours est une « forme radicale de sélection », fonctionnant « comme une centrale de tri ». Dès l’introduction, elle prévenait que la loi du 19 décembre 2016 instaurant la sélection en master à l’université apparaissait comme une première étape de la généralisation du principe de sélection dans un établissement de service public.

Mobilisations contre la réforme du bac et Parcoursup

Après la rue, la Cour. La nouvelle plateforme d’admission à l’université Parcoursup a déjà fait l’objet de deux journées de mobilisation dans l’enseignement secondaire et supérieur les 1er et 6 février. Une nouvelle manifestation est prévue le 15 février. Et le 8 février, une Coordination nationale de l’éducation a lancé un appel pour le retrait du plan étudiant, les projets de réforme du bac et du lycée et de la plateforme.

Mais en parallèle, Solidaires étudiant-e-s, syndicats de luttes (SESL) et l’Union nationale lycéenne (UNL-SD) ont déposé, le 11 février, une requête en référé contre Parcoursup. Ces organisations contestent la légalité de la plateforme et considèrent qu’elle contrevient aux principes établis par la loi Savary (1984) selon lesquels l’université doit contribuer au « développement de la recherche, support nécessaire des formations dispensées, et à l’élévation du niveau scientifique culturel et professionnel de la nation et des individus qui la composent ».

Elle doit aussi participer à « la réduction des inégalités sociales et culturelles et à la réalisation de l’égalité entre les hommes et les femmes en assurant à toutes celles et à tous ceux qui en ont la volonté et la capacité l’accès aux formes les plus élevées de la culture et la recherche». Plusieurs organisations réclament l’arrêt du site. En attendant, Parcoursup continue d’engranger les inscriptions.

Le 30 octobre, le Premier ministre, Édouard Philippe, et la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, ont annoncé une réforme de l’entrée à l’université en 2018. Orientation renforcée au lycée, recrutement des étudiants sur dossier par les universités en fonction d’une grille d’« attendus » renseignés sur une nouvelle plateforme : Parcoursup. Les étudiants n’auront plus le choix de leur établissement, affirme une partie de la communauté éducative mobilisée depuis l’été dernier. Le 24 janvier 2018, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a annoncé qu’il présenterait le 14 février une réforme du bac en vue « d’une plus grande personnalisation des parcours ». Depuis, les mobilisations se multiplient, réunissant lycéens, étudiants, enseignants, parents d’élèves et une large intersyndicale contre ce qu’ils considèrent comme l’instauration d’une logique de tri social dans l’enseignement.

Le concours fonctionne comme une « centrale de tri », écrivez-vous. La généralisation du « tri social » n’est-elle pas précisément ce que redoutent ceux qui se mobilisent contre les actuelles réformes du bac et de l’entrée à l’université ?

Annabelle Allouch : La sélection en master en 2016 était en effet le premier volet de la généralisation et de la légitimation de la sélection à l’université. Ce n’est pas un sujet nouveau : le projet de loi Devaquet, en 1986, avait déjà essayé de mettre en place des modes de sélection. Mais ce qui est frappant, avec la réforme de 2016, c’est qu’elle a été accueillie avec une certaine apathie par l’opinion, et même par une partie des enseignants. C’était pourtant le loup qui s’introduisait dans la bergerie avant de « dévorer les poules » en première année de licence puis en terminale. Je pensais que ce serait un débat pendant la campagne présidentielle. Cela n’a pas été le cas.

Cette apathie ne vient-elle pas du fait que la sélection est présentée comme une réponse pragmatique à la massification de l’enseignement, et donc au manque de places dans les universités ?

La précarité à l’université a été organisée par des gouvernements de droite comme de gauche. La meilleure façon de faire dire aux personnels que la sélection serait la solution, c’est de désorganiser leurs conditions de travail, de ne jamais financer les réformes enchaînées à toute vitesse et à coûts constants, tout en maniant habilement le classement de Shanghai, qui compare les universités dans le monde, et l’air du temps, qui est favorable à la mise en concurrence généralisée. Le vrai pragmatisme aurait été de dire : en 2000, la France a connu un pic de naissances. Dix-huit ans plus tard, ces enfants vont se retrouver en fac. Il faut donc construire des universités et recruter des professeurs…

Au-delà du coût que cela représenterait, l’idée n’est-elle pas de dire : on ne peut pas avoir une société de super-diplômés ?

Cette logique repose sur une lecture strictement économiciste de l’éducation. Comme si son seul but était de former des salariés et, pour les étudiants, de décrocher un diplôme pour entrer sur le marché du travail. Alors qu’il s’agit aussi de former des citoyens et des individus capables de vivre ensemble et de se développer pour eux-mêmes, via l’accès à la lecture, à l’écriture et au savoir. L’école doit donner envie non pas seulement de trouver du travail, mais, surtout, de grandir.

Dans cette société du concours, ça n’est plus tant le diplôme qui joue que le réseau pour trouver du travail. N’est-ce pas un paradoxe ?

Le titre scolaire et le diplôme protègent quand même du chômage. Il vaut toujours mieux être diplômé, quel que soit l’établissement, que ne pas l’être. Ensuite, la société du concours valorise certains titres plutôt que d’autres, effectivement, et ils sont associés à une forme de socialisation privilégiant le réseau, comme les écoles de commerce, Sciences Po, les filières d’ingénieurs, etc. Or, qui investit certains établissements parce que ça donne du réseau ? Les classes moyennes et supérieures.

Pourquoi écrivez-vous que le principe de mise en concurrence se légitime ?

Le résultat au concours produit un statut : à partir d’un demi-point de plus ou de moins sur une note en maths au lycée se détermine l’orientation d’un élève qui pourra devenir étudiant à Dauphine ou pas étudiant du tout. Nous vivons dans une société du concours perpétuel. Non seulement on est classé à l’école – par les notes et les commentaires –, mais également au travail, où les salariés sont évalués en fonction de leurs performances, comparés et mis en concurrence. Quand on rentre chez soi et qu’on allume la télévision, on tombe sur des émissions qui reproduisent une forme de tri par la compétition, de « The Voice » à « Top Chef ». La logique du concours imprègne également les activités artistiques (conservatoires) ou sportives (clubs). Comme si la seule façon d’apprendre et de réussir, c’était de se mettre en situation de rivalité et de battre les autres.

Vous interrogez la logique du concours, c’est-à-dire le fait de sélectionner ?

En France, le concours incarne l’idéologie républicaine. Le concours serait comme un pacte via lequel l’État reconnaîtrait le talent individuel du citoyen, et non son origine sociale. Il faut sortir de cette vision franco-française, car la même logique de sélection s’applique en Angleterre, aux États-Unis ou en Chine, c’est-à-dire des pays qui valorisent en premier lieu les titres scolaires. Or, ces titres reproduisent et légitiment les inégalités sociales. En France, plus le titre est prestigieux et sélectif, plus on a de chances d’être bien classé sur l’échelle sociale. Avec la réforme du bac et Parcoursup, les jurys auront accès non seulement à toutes les notes des lycéens, mais à toutes leurs caractéristiques sociales et genrées.

Il faudrait réfléchir à cette logique du concours avant de la généraliser. Car malheur aux « perdants »… La réforme du bac et Parcoursup, c’est la fin de la deuxième chance, la fin du droit à l’erreur ou à l’hésitation. Combien de professionnels savaient ce qu’ils voulaient devenir à l’âge de 15 ans ? Combien y sont parvenus ? Désormais, plus de choix : il faudra préparer très tôt des concours ou des dossiers déterminant un statut à vie. Ce culte de la précocité s’amplifie. Il signe la disparition de l’université comme service public d’éducation.

Les concours sélectionnent-ils vraiment les « meilleurs » ?

Il faudrait savoir ce que « meilleur » signifie. Les gagnants d’un concours sont ceux qui ont le mieux intégré sa mécanique : en général, des élèves de classes moyennes et supérieures, à qui leurs parents ont transmis précocement cette logique. Les « bêtes de concours » peuvent passer n’importe quel examen dans des disciplines proches. Le système scolaire valorise ceux qui n’ont pas besoin d’être préparés. Le concours de médecine sélectionne-t-il les bons médecins, les concours de l’enseignement les bons profs ? On n’en sait rien ! Les notes au bac sont quand même un meilleur prédicteur pour les sciences que pour les sciences humaines et sociales. Mais qu’est-ce qu’être un bon médecin ? Cela varie d’une époque à l’autre. Il n’y a jamais de « meilleurs », seulement des meilleurs à un moment défini. C’est toujours subjectif. Il n’y a pas de meilleur objectivement, de bon médecin objectivement, et donc de concours objectif.

À qui profite la généralisation de la sélection ?

D’abord à ceux qui vendent du conseil en orientation ou du soutien scolaire. Parcoursup en est un exemple criant : les profs ont encore du mal à expliquer aux élèves comment utiliser la nouvelle plateforme. Les parents, stressés, vont chercher des conseils auprès d’organismes qui ont multiplié les offres dès son lancement. Le marché de l’orientation et des classements de filières s’amplifie.

Que serait une alternative plus égalitaire ?

Ce serait déjà de revaloriser les examens en cours de formation plutôt que la sélection a priori. Si l’on tient vraiment au concours, on pourrait diversifier les membres des jurys. Ainsi, le jury d’un concours de l’enseignement pourrait solliciter des parents d’élèves. La principale piste demeure celle d’une revalorisation par l’augmentation des moyens matériels et humains. C’est le nerf de la guerre, et l’Université est exsangue après des dizaines d’années de sous-investissement. La réforme actuelle du bac présente de nombreux risques, notamment liés à la fin de l’examen national. On pourrait améliorer le bac actuel, mais sans se limiter à la volonté de faire des économies, et en prenant pour curseur la réussite de tous les élèves.

[1] La Société du concours, Annabelle Allouch, Seuil, 110 p., 11,80 euros.

Annabelle Allouch Sociologue.

Société Éducation
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