Terminée, la représentation ?

Dégagisme, défiance envers les élus, abstentionnisme, manifestations d’ampleur… La crise de la démocratie française est profonde. Face à des élus atones, les Français multiplient les appels à plus de démocratie directe.

Agathe Mercante  • 23 janvier 2019 abonné·es
Terminée, la représentation ?
© Christian Petersen/Getty Images/AFP

Cause toujours, tu m’intéresses : des places des grandes villes où est né le mouvement Nuit debout aux ronds-points occupés par les gilets jaunes, la critique est récurrente. En France, on peut bien signer des pétitions, envoyer des courriers à ses élus, les rencontrer, manifester – parfois même dans la violence –, rien n’y fait : face à l’État, à ses représentants, on est toujours devant un mur.

Le gouvernement d’Emmanuel Macron fait ici figure de forteresse imprenable, même s’il a concédé un « grand débat national », aux résultats connus d’avance, ou lâché un peu de lest, le 10 décembre, aux salariés au Smic et aux retraités – « 10,5 milliards d’euros tout de même ! » plaident en chœur ses partisans. Mais si le Président mène une politique injuste et inégalitaire (suppression de l’ISF, hausse des APL…), il serait tout aussi injuste de lui imputer entièrement la crise politique que traverse le pays. Les manifestants de Nuit debout ne s’opposaient-ils pas au président François Hollande ?

D’autres signaux antérieurs ne manquent pas. En France, la démocratie va mal. La crise est telle que le pourtant très tranquille Conseil d’État s’en est inquiété, consacrant, en 2018, son étude annuelle à la citoyenneté. « Notre pays s’est construit sur l’idée d’une citoyenneté transcendante, qui réunit dans un même corps politique l’ensemble des individus qui forment la nation souveraine autour du triptyque “Liberté, Égalité, Fraternité”. Mais, aujourd’hui, ce même peuple doute », constate Bruno Lasserre, vice-président de l’institution, en avant-propos de l’étude. Car c’est bien du citoyen que la France est malade. Plus précisément : ce sont les citoyens français qui sont malades. Les individus investis dans la vie de la cité s’en sont détournés. « On a réduit la démocratie à une seule forme : celle de l’élection, de la représentation du peuple, qui n’est en fin de compte appelé à voter que pour choisir qui parlera à sa place », analyse Romain Slitine, maître de conférences à Sciences Po et auteur, avec Elisa Lewis, du livre Le Coup d’État citoyen. Ces initiatives qui réinventent la démocratie (1). « À quoi bon ? » demandent-ils en substance.

Défiance

La première fracture, et non des moindres, entre la démocratie et les citoyens est celle entre le peuple et ses représentants. « Tous pourris », dégagisme, votes extrêmes… Les manières d’exprimer son désaccord avec les politiques sont multiples. « Les Français ont le sentiment que la démocratie fonctionne mal, explique Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop. Le premier symptôme de la crise de la représentation est la forte abstention aux élections. » Signe d’un lien représentants-représentés très abîmé, son taux explose ces dernières années : presque 57 % des électeurs n’ont pas voté aux élections législatives de 2017. Un record. Comment l’interpréter, sinon comme une défiance ? « Il y a un problème démocratique quand on voit par exemple que, sur le glyphosate, 80 à 90 % des personnes se prononcent contre dans les enquêtes d’opinion, et que le gouvernement dit : “On va sortir du glyphosate mais on ne va pas l’inscrire dans la loi.” Dans nos institutions, il n’y a pas la possibilité de s’exprimer entre deux élections », attaquait le 13 septembre dernier le documentariste Cyril Dion, auteur du Petit Manuel de résistance contemporaine (2) dans une interview au magazine Kaizen.

Cette défiance des Français à l’égard de leurs représentants s’étend aussi aux corps intermédiaires : les partis politiques en premier lieu, mais aussi les organisations syndicales (seuls 11 % des salariés étaient syndiqués en 2016, selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques).

Est-il réellement possible de faire vivre les principes de liberté, d’égalité et de fraternité dans un système ultralibéral ? Au-delà des représentants de la nation, c’est le projet de société lui-même qui est remis en question. Les droits et les devoirs « traditionnels» du citoyen ne sont alors même plus des évidences. « Dans une enquête datée de janvier 2018 (3), nous avons constaté que le vote et les impôts n’apparaissaient plus aux Français comme des éléments indispensables à l’exercice de la citoyenneté », explique Frédéric Dabi. Abstention et fraude fiscale sont les deux faces d’un même malaise. Alors que les plus fortunés s’exilent fiscalement – ou jouissent de ristournes généreuses –, les autres décrochent financièrement et plongent. Le mouvement des gilets jaunes a d’ailleurs démarré par un refus d’une hausse de la taxe sur les carburants.

Mais, si les formes traditionnelles d’expression de la citoyenneté sont fortement décriées, d’autres s’invitent. Plus discrètes, elles n’en témoignent pas moins, en France, d’un besoin d’entraide et d’investissement dans la vie publique : quand l’État faillit à sa mission, il faut bien s’organiser. « Dans la représentation du devoir citoyen que se font les Français, le respect des règles et d’autrui, le devoir de s’informer et la solidarité arrivent bien avant le vote et le consentement à l’impôt », souligne Frédéric Dabi. En clair : le citoyen n’est pas mort, il a simplement changé d’adresse.

Initiatives populaires

Sur les ronds-points des gilets jaunes, la revendication d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC) se fait d’autant plus forte qu’elle n’est pas entendue par la majorité au pouvoir. Stanislas Guerini, tout nouveau patron de La République en marche, pointait d’emblée, le 17 décembre sur BFM TV, les dérives possibles de telles consultations. « Je ne veux pas que demain on puisse se réveiller avec la peine de mort dans notre pays parce qu’on aura eu un référendum d’initiative citoyenne », prévenait-il, pour mieux masquer que, si le RIC existait aujourd’hui, la première question posée porterait sans doute sur le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), abrogé par le gouvernement Philippe en 2017. Pour les attentes démocratiques, on repassera donc.

En Europe, pourtant, le contrôle des institutions et la fabrique de la loi ne sont pas partout l’apanage des parlementaires, et ce depuis longtemps. En Suisse, le référendum citoyen existe depuis 1848 et il est une composante essentielle du système démocratique : il a déjà été utilisé plus de 200 fois. Les Helvètes disposent par ailleurs d’un droit de veto leur permettant d’amender des textes de loi avant leur promulgation. D’autres innovations démocratiques existent. En Finlande, la plateforme Open Ministry, créée en 2012, permet aux citoyens de soumettre des lois ou des suggestions d’ordre général au Parlement. « Les exemples d’initiatives populaires montrent que les citoyens peuvent être considérés comme des “adultes” en capacité de proposer des lois », se félicitent Elsa Lewis et Romain Slitine. Signe minime mais encourageant, l’initiative « Parlement et citoyens » a vu le jour (voir ici). Dans leur livre, ces deux auteurs déplorent que _« l’Assemblée nationale comme le Sénat fonctionnent en vase clos ».

Pourtant, les portes du Parlement français ne sont pas fermées à tous : les lobbys y ont droit de cité, et plus encore avec la majorité LREM (4). De quoi donner des idées aux citoyens : « Il y a des lobbys qui sont très forts et qui permettent d’orienter les politiques publiques, alors pourquoi ne pas créer un lobby citoyen ? » s’interroge Cyril Dion. L’idée fait son chemin, bien qu’elle soit iconoclaste. La démocratie parlementaire s’est construite au XXe siècle sur le principe que les « lobbys citoyens » s’incarnaient dans les partis politiques. Mais la fabrique de la loi est un processus complexe, et un lobby citoyen ne pourrait faire l’économie d’un apprentissage profond de la mécanique parlementaire. « Lors de ma rencontre avec des gilets jaunes, au mois de novembre, j’ai expliqué la réalité de mon action : ce que je faisais à l’Assemblée nationale, mon salaire, mes avantages, ma journée type », explique un député de la majorité. Un citoyen ne peut être réellement actif et espérer avoir un impact que s’il est complètement informé. « Il faut, en France, développer l’idée qu’on est citoyen tout au long de sa vie et pas seulement à chaque période électorale pour glisser un bulletin dans l’urne », affirme Romain Slitine.

Effet boomerang

Certains élus, pourtant, tentent de remettre les citoyens au cœur du jeu politique. Et Emmanuel Macron, après leur avoir opposé un mépris tout jupitérien, a changé de braquet, les plaçant au centre de son « grand débat national ». « Les 550 000 élus locaux sont des citoyens particulièrement dévoués au bien commun. Le discrédit subi par la classe politique est particulièrement injuste à leur égard », remarque l’étude du Conseil d’État. Avec une cote de confiance de 55 % d’opinions positives (5), les maires de France bénéficient encore d’un certain crédit auprès des Français, ce qui n’est certainement pas étranger au choix du Président de les placer au cœur de son grand débat. Cette proximité territoriale et affective leur offre la possibilité de mener, localement, des expérimentations inapplicables, pour l’heure, à l’échelon national. Budgets participatifs, réunions publiques… Certains vont même plus loin. Jo Spiegel, par exemple.

Cet ancien du Parti socialiste, désormais rallié au mouvement de Raphaël Glucksmann, Place publique, essaie depuis trente ans, dans sa commune de Kingersheim, de mieux impliquer les citoyens dans les prises de décision. Parmi ses dernières expérimentations, on compte la création de conseils participatifs destinés à élaborer toutes les grandes décisions de la commune. Ces assemblées sont composées à 40 % de volontaires, à 20 % de personnes directement concernées par le projet et à 40 % de citoyens tirés au sort. Mais cet appel au participatif, s’il n’est pas sincère, s’il est utilisé à des fins cosmétiques, peut aussi générer un effet boomerang dévastateur et renforcer la défiance envers les politiques.

« Quand les votations citoyennes mises en place sur les plateformes ne sont pas prises en compte, le résultat est terrible pour les élus : les citoyens se sentent trompés », prévient Frédéric Dabi. D’autant que les attentes dépassent aujourd’hui l’échelle locale. « Les gilets jaunes avaient au départ des demandes législatives, en remettant en question les lois de finances. Ils attendent désormais des modifications de la Constitution », constate Romain Slitine. Une manière de dire aux décideurs publics : « Oui, ça nous intéresse. »

(1) La Découverte, 2016.

(2) Actes Sud, 2018.

(3) Ifop pour Ouest-France, janvier 2018.

(4) Lire Politis n° 1517, 6 septembre 2018.

(5) Baromètre annuel du Cevipof, 30 janvier 2018.

Politique
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