Fragments de monologues amoureux

Avec L’Amour en toutes lettres. Questions sur la sexualité à l’abbé Viollet (1924-1943), Didier Ruiz nous plonge dans l’intimité d’hommes et de femmes des années 1930. Et nous pousse à regarder la nôtre en face.

Anaïs Heluin  • 23 avril 2019 abonné·es
Fragments de monologues amoureux
© crédit photo : emilia stefani

La durée de vie des spectacles se réduisant, les occasions de retrouver à plusieurs années d’intervalle un comédien dans le même rôle sont de plus en plus rares. À ce titre, L’Amour en toutes lettres. Questions sur la sexualité à l’abbé Viollet (1924-1943) est déjà exceptionnel. Plus de vingt ans après sa création, tous les comédiens (vingt, divisés en deux groupes qui se répartissent les lundis et les mardis) présents à l’époque aux côtés de Didier Ruiz sont aujourd’hui réunis. Il fallait que le rendez-vous soit important pour tous. Il fallait que la pièce, selon eux, ait résisté aux modes et au temps. C’est bien le cas.

Dans leur manière de se faire les passeurs de lettres écrites au siècle dernier, les acteurs reviennent à l’essence de leur discipline. À la parole, qui sur scène est forcément d’amour – du mot, de l’acteur, du spectateur – à défaut d’être forcément amoureuse. Du moins au sens où on l’entend aujourd’hui. Tirées d’un recueil publié en 1996 par Martine Sevegrand, dont Didier Ruiz a repris le titre, les lettres dont s’emparent les comédiens ne sont pas tissées de désir, d’imaginaire, ni de déclarations. Tri­ptyque qui, selon Roland Barthes, définit le discours amoureux. Les auteurs des missives n’ont rien non plus à voir avec le sujet décrit dans Fragments d’un discours amoureux comme ne cessant de « courir dans sa tête, d’entreprendre de nouvelles démarches et d’intriguer contre lui-même ». Leurs inquiétudes sont tout autres.

Ces préoccupations sont loin des nôtres aujourd’hui, et les comédiens ne cherchent à aucun moment à cacher cette distance. Sans non plus la souligner, ils se mettent dans un état d’accueil des paroles qui leur sont confiées proche de celui du conteur. À un sourire, à une intonation, on devine le dialogue muet entre un acteur et sa lettre. La conversation est riche, pleine sans doute d’incompréhensions, mais elle est sans jugement. Comme les réflexions que suscite la pièce chez le spectateur.

Face aux mots de cette femme que son propre désir effraie, à ceux d’un mari sur la difficulté à vivre selon les préceptes catholiques en matière de sexualité, ou encore d’une femme consternée devant son conjoint « aplati », on est d’abord saisi par la délicatesse de l’expression. Par son raffinement qui témoigne d’une intense recherche du mot juste.

Mis en valeur par l’interprétation très minimaliste des comédiens, cet attachement au langage, la crainte de ne pas le maîtriser assez bien, crée un solide pont entre les époques. Grâce à ce verbe inquiet, Thierry Vu Huu, Marie-Do Fréval, Nathalie Bitan, Isabelle Fournier, Laurent Lévy – équipe du lundi – et leurs complices se placent sur un pied d’égalité avec leurs ancêtres.

Première création de Didier Ruiz à la tête de sa Compagnie des hommes, L’Amour en toutes lettres contient déjà les germes du procédé qu’il décline depuis plusieurs années avec succès au profit de voix marginales comme celles de prisonniers, de personnes âgées ou transgenres : celui de la « parole accompagnée », grâce auquel le théâtre se régénère au contact de ce qui lui est étranger. 

L’Amour en toutes lettres, Théâtre de Belleville, Paris XIe, 01 48 06 72 34. Jusqu’au 28 mai, à 21 h 15 (lundi) ou 19 h 15 (mardi).

Théâtre
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