L’électro, une musique classique

La Philharmonie de Paris retrace l’avènement des musiques électroniques. Longtemps décrié, ce genre fut aussi la bande-son d’un mouvement contestataire.

Olivier Doubre  • 23 avril 2019 abonné·es
L’électro, une musique classique
©photo : Une rave party au Village underground, à Londres, en septembre 2013. crédit : Dan Kitwood/Getty Images/AFP

Fin des années 1950. Un gros magnétophone tel qu’il n’en existe plus aujourd’hui mais qui était alors légion à l’ORTF. Un bout de bande magnétique court devant la tête de lecture et s’enroule autour d’un pieu dressé en marge de l’appareil, répétant à l’infini une séquence musicale. Ce dispositif artisanal, si simple en apparence, porte en soi la naissance d’un style musical, inclus d’abord dans ce qui prend le nom de musique « concrète » avant d’être appelé « musique électronique ». Ses concepteurs : ­Olivier Messiaen, le « grand-père », puis Pierre Schaeffer, Karlheinz Stock­hausen, François Bayle, Pierre Henry. Viendront ensuite Jean-Michel Jarre ou Brian Eno, passeurs vers la pop music…

15 juillet 2000. Devant le Centre Pompidou, Pierre Henry, 72 ans, donne un concert. Quelques vieux connaisseurs sont présents, entourés de dizaines de jeunes clubbers arborant ­vêtements multicolores et fluorescents. Après quelques minutes de musique concrète, reproduisant des sons de la société contemporaine, Pierre Henry envoie soudain le beat avec des extraits de sa fameuse Messe pour le temps présent (1967). Les jeunes exultent… Jonction est faite entre générations.

Si cette scène-là n’apparaît pas dans l’exposition, elle est cependant une sorte de résumé de son objet : la diffusion et la transformation auprès d’un public jeune d’une musique inventée par des compositeurs à la formation classique. Elle est surtout due à l’évolution de la technique : magnétophones à bandes, premiers synthétiseurs et boîtes à rythmes, jusqu’aux ordinateurs contemporains et la numérisation complète de la musique. Ces « instruments » ouvrent l’exposition avant une sorte d’excursion planétaire.

Première étape : Détroit. La ville de General Motors, mais aussi du fameux label de soul Motown, est déjà sinistrée au début des années 1980. Les usines sont désaffectées et les ghettos noirs sont frappés par le chômage et la politique d’incarcération de masse. En leur sein, certains s’improvisent DJ sans beaucoup de moyens. Le son est sec et rapide, semblant reproduire les bruits répétitifs des chaînes de montage des usines disparues de la ville : celui de la techno.

Deuxième étape : Chicago. Les DJ y ont un style plus enjoué. L’un des plus célèbres est ­Frankie Knuckles, jeune gay noir. La musique électronique sort alors des ghettos et dépasse les frontières ainsi que les barrières sociales, ethniques et sexuelles grâce à la puissance du beat et à la convivialité non-­violente et ouverte à la diversité qu’elle porte. Le Royaume-Uni l’adopte dans ses clubs, comme à Manchester dans la célèbre Hacienda, où, dès 1988, le DJ français Laurent Garnier – aujourd’hui superstar qui signe la magnifique bande-son de l’exposition – va mixer chaque semaine devant des milliers de danseurs. L’arrivée massive du MDMA, ou ecstasy, est aussi un élément déterminant. C’est l’époque des raves, ces immenses fêtes qui ont lieu dans des friches industrielles délaissées ou des champs en plein air, où le son ne dérange aucun voisin. La communauté LGBT adopte alors, en pleine crise du sida, cette musique vive, volonté absolue de ne pas s’éteindre. Sur un pan de mur de l’exposition s’affichent ainsi les slogans adoptés par l’association de malades du sida Act Up-Paris, en forme de défis à l’épidémie, en plus de ses actions militantes : « Danser = vivre » ou « Sida is disco ! »…

Souvent décriée alors et mal comprise, la musique électronique fut synonyme d’une « nouvelle manière de danser, plus hédoniste et en phase avec l’émancipation de la communauté afro-américaine, la libération gay et la révolution sexuelle », écrit le critique musical Patrick Thévenin dans le catalogue de l’exposition. Le fait que la Philharmonie de Paris lui consacre aujourd’hui une large rétrospective vient aujourd’hui confirmer ce que le grand DJ de Chicago Frankie Knuckles avait prédit dès 1986 : « Cela prendra peut-être du temps, mais cette musique va marquer durablement son époque. »

Électro.De Kraftwerk à Daft Punk, Philharmonie de Paris-Cité de la musique, jusqu’au 11 août. Catalogue sous la direction de Jean-Yves Leloup (avec Marion Challier et Patrick Thévenin), Textuel, 256 pages, 45 euros.

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