Aux États-Unis, l’élection de tous les complots

La campagne présidentielle de 2020 restera dans les annales pour ses théories délirantes, à commencer par celles de la mouvance QAnon, que Donald Trump se refuse à désavouer.

Alexis Buisson  • 21 octobre 2020 abonné·es
Aux États-Unis, l’élection de tous les complots
Un homme vêté d’un sweat-shirt siglé QAnon dans un rassemblement pro-Trump, le 3 octobre, à New York.
© STEPHANIE KEITH / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

J e ne sais rien de QAnon », a juré Donald Trump, le jeudi 15 octobre, lors d’un forum télévisé avec des électeurs de Floride. L’animatrice de la discussion, Savannah Guthrie, journaliste sur la chaîne nationale NBC, venait de lui demander de désavouer « une fois pour toutes » cette théorie complotiste absolument folle, qui veut que le président américain ait été porté au pouvoir pour démanteler un cercle de pédophiles satanistes et de cannibales composé de démocrates et de membres de l’« État profond » (« Deep State »). « Tout ce que j’entends d’eux, c’est qu’ils sont contre la pédophilie, et je suis d’accord avec ça », a commenté sans sourciller le locataire de la Maison-Blanche.

Ce soutien tacite par le personnage le plus puissant de la planète à ce mystérieux mouvement, que même le FBI considère comme une « menace terroriste intérieure », a provoqué une vive indignation au sein de la gauche états-unienne, mais pas dans les communautés d’extrême droite en ligne, où Trump a été loué. « C’était la plus belle promo pour QAnon que j’ai jamais vue », s’est réjoui un utilisateur du forum 4chan, où cette théorie délirante a vu le jour. Née en octobre 2017, cette mouvance aurait été créée par un fonctionnaire haut placé au sein du gouvernement fédéral américain. Il signe ses messages sur 4chan de la lettre « Q », référence au niveau d’accès aux communications confidentielles accordé à certains membres de l’administration. Les folles histoires propagées par « Q » et ses soutiens vont loin : selon eux, Trump aurait été recruté par des généraux pour briser ce réseau secret et traduire ses membres en justice. Elles incorporent également d’autres théories du complot, comme les ovnis ou la disparition de John Fitzgerald Kennedy Jr., fils de l’ancien président, qui ne serait pas décédé dans un crash d’avion. Le candidat démocrate Joe Biden n’y échappe pas. Il aurait ordonné la mort des militaires de l’unité d’élite chargée de tuer Oussama Ben Laden après qu’ils auraient, par erreur, abattu une doublure du terroriste.

Les débats autour de QAnon mettent en lumière la place importante que prennent les théories du complot dans l’élection présidentielle de 2020. Outre ses déclarations sur QAnon, Trump affirme sans preuve que le vote par correspondance, qui promet d’être très utilisé dans le contexte du Covid-19 par les électeurs américains, fait déjà l’objet de manipulations. Oubliant qu’il a lui-même voté par correspondance, il prétend notamment que des facteurs en Virginie occidentale vendent des bulletins de vote ou qu’on en trouve à la pelle « dans les rivières » et les criques. Dans la lignée d’une attaque lancée contre Barack Obama il y a quelques années, il a dit que Kamala Harris, la colistière noire de Biden, n’était pas née aux États-Unis et suggéré que Biden prenait des produits dopants pour être en forme pendant les débats. « Les conservateurs ont été entraînés depuis longtemps par les personnes en qui ils ont le plus confiance à penser qu’ils sont en permanence victimes de complots, souligne Paul Waldman, éditorialiste au quotidien The Washington Post. Bien avant Trump, la chaîne Fox News et plein de figures médiatiques de droite leur ont dit que le changement climatique était un canular ou que des manifestants étaient payés pour défendre des causes de gauche… » En la matière, Trump a marqué une escalade. « Aucune théorie du complot ne semble invraisemblable pour lui », poursuit Paul Waldman, rappelant qu’il a promu l’idée, entre autres fantaisies, que le père de l’un de ses anciens adversaires aux primaires républicaines de 2016 avait tué « JFK » ou que des millions de sans-papiers avaient voté pour Hillary Clinton.

En ce qui concerne QAnon, Trump n’est pas le seul à soutenir la mouvance. Selon un récent sondage, 56 % des républicains pensent que tout ou partie de ses affabulations est vrai. Les supputations vont bon train sur qui est « Q » et quelles sont ses motivations : est-ce un individu ou un groupe ? Un adolescent avec un peu trop de temps à perdre ? Serait-ce un canular de la gauche pour ridiculiser les républicains, comme le suggère le site BuzzFeed, qui a trouvé des ressemblances entre QAnon et l’histoire d’un roman publié en Italie en 1999 ? En tout cas, le site Vox, qui a analysé les données du principal groupe de suiveurs de QAnon sur la plateforme Reddit, a trouvé qu’elle attirait surtout « des complotistes à la petite semaine », qui soutiennent Trump… mais aussi l’ancien candidat démocrate à la primaire Bernie Sanders. Ils ont pour centres d’intérêt « les jeux vidéo, les cryptomonnaies, les arts martiaux et les droits des hommes ». Une grande partie du contenu lié à QAnon est créée par un tout petit groupe d’utilisateurs, qui se considèrent comme des « enquêteurs à la recherche de la vérité, passant la plupart de leur temps sur Reddit à enquêter sur ces théories », souligne Vox.

Même si QAnon n’est propagé que par un petit groupe de personnes motivées, le soutien perçu de Donald Trump lui donne une portée colossale. Interrogé à plusieurs reprises dessus, le milliardaire s’est toujours refusé à démentir leurs assertions. En août, lors d’une conférence de presse à la Maison Blanche, il est même allé jusqu’à glisser : « J’ai entendu que ce sont des personnes qui aiment notre pays. Je ne sais rien d’autre à part qu’ils m’aiment bien. » Et d’ajouter : « Si je peux éviter au monde d’avoir des problèmes, je suis partant pour le faire. Je suis prêt à me battre. » Ces déclarations ont entraîné une croissance fulgurante des groupes et profils liés à QAnon sur les réseaux sociaux. Si bien que Facebook a annoncé, en août, le retrait de 790 groupes de sa plateforme. Le géant de la tech a aussi supprimé quelque 10 000 groupes sur Instagram, sa très populaire plateforme de partage d’images et de vidéos. « Ces mouvements n’organisent pas directement des actes de violence, mais les célèbrent. Ils montrent qu’ils ont des armes et suggèrent qu’ils vont les utiliser », a déclaré Facebook dans un communiqué. Les réseaux Twitter, TikTok et Reddit ont pris des mesures similaires.

Ces dernières interviennent bien tard : QAnon se propage désormais dans le monde réel. Des pancartes « Q » ont fait leur apparition dans les meetings de Donald Trump et certains de ses soutiens pourraient prochainement faire leur entrée au Congrès. C’est le cas de la femme d’affaires Marjorie Taylor Greene, une chouchoute de Donald Trump. Sans adversaire depuis le retrait de la course de son adversaire démocrate, cette chrétienne conservatrice pro-armes de Géorgie, décrite comme la « candidate QAnon », devrait être élue à la Chambre des représentants le 3 novembre. Selon Media Matters for America (MMA), une organisation qui scrute les médias conservateurs, au moins 80 candidats républicains au Congrès ont défendu certaines parties de ce discours complotiste.

Pour sa part, Donald Trump a reposté à 258 reprises sur Twitter des messages issus de comptes liés à QAnon depuis 2017. À l’heure où sa campagne bat de l’aile, il n’a aucune raison de changer de cap. « Il n’y a pas de public au sein de la galaxie Trump qui soit plus dévoué ou actif en termes de production et de consommation de contenus pro-Trump que les adhérents de QAnon. C’est le public le plus engagé qui soit », a expliqué le président de Media Matters for America, Angelo Carusone, au site d’information politique Politico. « Un mouvement politique qui part de rien et parvient à faire entrer des élus au Congrès en seulement trois ans ? ajoute Travis View, auteur d’un podcast sur QAnon. C’est une réussite éclatante. »

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