« L’histoire du climat montre tout un univers colonial »

L’anxiété climatique et la politisation des sujets environnementaux ne datent pas d’hier. Un essai passionnant relate une histoire du climat du XVe au XXe siècle.

Vanina Delmas  • 18 novembre 2020 abonné·es
« L’histoire du climat montre tout un univers colonial »
Une tempête de sable au Texas, en 1935.
© Ann Ronan Picture Library/AFP

Dans Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique. XVe-XXe siècle, Fabien Locher et Jean-Baptiste Fressoz racontent avec précision cinq siècles d’observations, d’intérêt, de questionnements sur les variations climatiques et le rôle de l’humain sur ces événements. Une enquête qui fourmille de sources de première main pour comprendre l’utilisation faite du changement climatique par les conquistadors du Nouveau Monde, les révolutionnaires français, les savants mais aussi la petite bourgeoisie et les paysans du XIXe siècle, dans les colonies… Paradoxalement, c’est le progrès technique à l’ère industrielle qui fera basculer progressivement le climat dans l’oubli et effacera en quelque sorte la menace pendant un temps.

La thèse des deux historiens de l’environnement est limpide : il n’y a rien de nouveau ! Ni la prise de conscience d’un changement climatique, ni la recherche sur l’action humaine, ni l’anxiété climatique, ni les discours catastrophistes, ni la politisation des sujets environnementaux. Leur enquête s’inscrit aussi dans le temps long puisqu’elle a commencé à la fin des années 2000, avec la découverte d’archives non exploitées à Météo France, et s’est terminée lors du confinement au printemps 2020. « En montrant que cette histoire de savoirs climatiques est très longue, qu’il y a eu des débats, des résistances et pas de consensus immédiat, cela crée un argument en faveur de la solidité de ces savoirs », glissent-ils, alertant à la fois sur les tentations climatosceptiques ou au contraire de discours grandiloquents et naïfs sur la récente prise de conscience climatique.

Entretien avec Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher Historiens et chercheurs au CNRS

Vous commencez votre histoire du changement climatique à l’époque de la colonisation de l’Amérique : Christophe Colomb observant les conditions climatiques et préconisant de couper les grands arbres pour réduire les pluies. Pourquoi ?

Mégafeux en Australie, canicules faisant rougir nos thermomètres jusqu’à l’explosion, glaciers dépourvus de leur manteau blanc bien avant l’heure, habitants de Salah Namo quittant leur île indonésienne grignotée par la montée des eaux… La prise de conscience écologique n’est pas nouvelle, mais les images de ces effets directs du changement climatique se bousculent, marquant nos rétines et nos mémoires. C’est une évidence : nous sommes entrés dans l’ère des extrêmes climatiques. Détourner le regard et l’attention de ces périls serait irresponsable.

Et pourtant il y a toujours une bonne raison pour que les décideurs politiques consolident leurs œillères. En 2015, la bouffée d’espoir liée à la signature par 197 pays de l’accord de Paris a été obscurcie par les attentats du 13 novembre et la mise en place d’un état d’urgence pérenne. « La menace résumée par le terme de Climat, elle, appartient à l’avenir et dépend de ce que nous tous, et pas simplement la police, serons capables d’inventer. Il est donc vain de vouloir régler l’une en délaissant l’autre », écrivait le philosophe Bruno Latour sur Reporterre. En 2020, la pandémie de Covid-19 a tétanisé les décideurs, qui se sont empressés de reléguer la question climatique derrière l’urgence sanitaire. Sans comprendre que tout est lié.

Loin d’être médusé·es, des citoyen·nes et des scientifiques du monde entier multiplient les cris d’alarme. Dans ce numéro et les quatre prochains, Politis donnera à voir la réalité de l’urgence climatique et donnera la parole à celles et ceux qui luttent pour un monde durable, habitable et juste.

Vanina Delmas

Jean-Baptiste Fressoz : Nous faisons référence à quelques textes antiques car des manières de penser le changement climatique existaient déjà chez Aristote ou les cosmographes, mais nous pensons que la colonisation est particulièrement marquante. Aux XVe-XVIe siècles, le climat est associé à un discours impérial pour affirmer que la colonisation est une bonne idée et pour rassurer les colons devant venir s’installer sur ces terres : même si le climat a l’air mauvais, il s’améliorera grâce à leur travail. C’est également un argument de souveraineté. Les textes espagnols de l’époque disent que les Indiens ne se sont jamais occupés du territoire, qu’il n’y a que des « sentiers, comme des chemins de lapin ». Pour eux, comme la terre n’est pas vraiment possédée, la souveraineté espagnole est légitime.

Fabien Locher : Que ce soit dans les Caraïbes, au Canada ou en Nouvelle-Angleterre, l’argument est toujours le même et repose sur le cycle de l’eau et les forêts : le climat est mauvais, les Indiens n’ont su ni couper les arbres ni mettre en valeur les terres, donc ils ne sont pas réellement propriétaires de leurs terres.

Le changement climatique a donc été instrumentalisé pendant plusieurs siècles par les Occidentaux pour coloniser de nouveaux territoires et populations ?

F. L. : Oui, avec des nuances. À l’époque moderne, l’argument de conquête est que les autochtones n’ont rien fait de leurs terres, donc les colons peuvent se les approprier. Au XIXe siècle, dans les seconds empires coloniaux – les Français en Algérie, les Britanniques en Inde, les Allemands dans les colonies africaines –, le discours a évolué : cette fois, les populations ont dégradé le climat, la colonisation est donc une restauration environnementale. Par exemple, en Algérie, les Français les accusent d’avoir rendu le climat aride en détruisant les forêts. Un colon dit même que « l’Arabe est l’ennemi de l’arbre ». Les colons veulent réparer le climat en confisquant les forêts aux communautés, en lançant des programmes de reboisement même sur des terrains où ce n’est pas forcément recommandé… Le fait d’accuser l’autre d’avoir mal géré le climat, c’est ce que nous appelons l’« orientalisme climatique », qui se base sur une vision d’un Orient délabré, décati, en déliquescence pour des raisons environnementales, et qui fait peur. Chateaubriand parlera à la Chambre des pairs du risque encouru par la France de se transformer en désert d’Arabie si elle coupe ses arbres.

Cette histoire du climat montre tout un univers colonial où, finalement, il revient toujours à l’homme blanc de reprendre la main. Cela peut faire écho à des discours contemporains expliquant en quoi ce sont les populations des pays pauvres qui sont responsables de tel ou tel aspect du réchauffement climatique car elles seraient court-termistes. Le discours environnemental au XXe siècle hérite de plusieurs siècles de conceptions de la nature en Occident.

Vous écrivez qu’au XVIIIe siècle le climat devient un « fait social total » et que « la Révolution française fut aussi une révolution climatique ». Pouvez-vous préciser ?

J.-B. F. : À cette époque, toutes les activités sont liées au climat – beaucoup plus que pour nous aujourd’hui : les gens travaillent en plein air. La plupart étant agriculteurs, ils dépendent directement de la météorologie. Tout comme ceux travaillant dans le commerce, les transports, l’énergie avec les moulins hydrauliques… Ils sont extraordinairement vulnérables. L’émergence du discours de catastrophisme climatique est assez ténue, mais celui-ci prend de l’ampleur sous la Révolution française : le climat devient un enjeu politique car les révolutionnaires ont l’idée – peu pertinente – de blâmer la monarchie d’avoir dégradé le climat. Dans les années 1750-1760, le prix du bois a très fortement augmenté, donc les aristocrates se sont constitué de nouveaux domaines forestiers. Mais, dès que les paysans ont entraperçu une brèche, ils ont récupéré ces biens communs, ce qui a horrifié les élites politiques puisqu’elles prônent une gestion de la nature par la propriété privée.

Le climat devient donc une sorte de discours sur l’ordre naturel car il faut préserver les forêts, conserver du couvert forestier, sinon c’est tout le climat français qui sera détraqué. Les forêts sont des capitaux essentiels, la principale ressource énergétique, un matériau de construction… Après la nationalisation des biens du clergé, l’État français se retrouve à la tête d’un immense domaine forestier, et lorsque se pose la question d’en vendre des bouts notamment pour renflouer les caisses de l’État, des débats se tiennent à l’Assemblée nationale sur le sujet. Cette période a beaucoup contribué à la forte politisation des enjeux climatiques en France.

Par contre, la responsabilité du CO2 dans l’effet de serre n’est pas encore présente dans les esprits…

J.-B. F. : En effet, le cœur vivant du débat porte sur le cycle de l’eau mais pas sur le CO2. Celui-ci n’émerge vraiment que dans les années 1960, et cela change complètement l’approche politique. Dans les périodes abordées dans le livre, on voit que le climat est un discours de gouvernement, de pouvoir, et il était par exemple fréquent que l’élite agronomique accuse les paysans d’avoir provoqué un orage de grêle parce qu’ils auraient maltraité la forêt. Aujourd’hui, le CO2 étant la pierre angulaire du climat, l’enjeu devient un problème de régulation du capitalisme fossile, du capitalisme en général.

F. L. : Quand, vers 1860, les savants se penchent sur les âges glaciaires, ils se posent la question des causes et travaillent sur l’action climatique du CO2. Mais, pendant très longtemps, la recherche sur le CO2 a été un sous-chapitre de la physique et d’une histoire géologique des climats dans laquelle l’homme ne jouait plus de rôle.

L’origine de votre travail vient de la découverte d’un carton aux archives de Météo France et notamment d’une enquête sur le rôle de l’action humaine sur le changement climatique en 1821. Que représente-t-elle ?

F. L. : Le plus surprenant était qu’un État, au XIXe siècle, lance une enquête sur le changement climatique créé par l’homme ! Ce n’est pas un obscur pamphlet, mais le ministre de l’Intérieur qui écrit aux préfets. L’enquête de 1821 montre que ni le propriétaire agricole, ni le maire d’une petite ville, ni le professeur de lycée de province, c’est-à-dire la petite bourgeoisie, ne sont surpris par ce sujet et qu’ils ont un avis sur la question. Le sujet est également très présent dans les journaux, dans la presse quotidienne pouvant être lue par les ouvriers. Bien sûr, tout le monde n’est pas d’accord : une minorité affirme que l’ordre naturel est stable, que ce soit par conviction ou par intérêt, comme cet agronome qui souhaite surtout que les agriculteurs replantent rapidement des oliviers en Provence pour continuer le commerce d’huile d’olive. Mais c’est un vrai phénomène social.

J.-B. F. : Des indices nous renseignent aussi sur le fait qu’il y a une sensibilité à l’évolution du changement climatique de temps moyen : lors de l’« année sans été » en 1816-1817 après l’éruption du volcan Tambora (Indonésie), des pièces de théâtre parlent du changement climatique ; dans les écrits des savants est toujours mentionné le fait qu’ils ont discuté avec des vieillards qui ont perçu des variations climatiques. En Suisse, vers 1820, les paysans donnent des informations aux savants sur les changements des glaciers.

F. L. : L’idée que l’agir climatique (1) produit des effets néfastes est généralement relancée quand il y a des événements climatiques extrêmes. Le lancement de cette enquête est en partie lié aux années désastreuses suivant l’éruption du volcan Tambora et aux mauvaises récoltes. L’État ne peut pas agir directement sur le climat, mais il agit en lançant cette enquête sur les causes, ce qui lui permet de gouverner l’opinion publique. Quand il y a désordre climatique, il y a toujours l’objectif de montrer que l’ordre naturel est stable. Une sorte de maintien de l’ordre en rassurant sur l’ordre climatique.

Après ces siècles d’effervescence autour des changements climatiques, comment expliquer que l’apathie ait gagné les sociétés occidentales sur le sujet ?

F. L. : À la fin du XIXe siècle, l’Europe est entrée dans une phase de moindre vulnérabilité au climat grâce au rail et aux bateaux à vapeur. Ces nouveaux modes de transport permettent, en cas de saison désastreuse, d’importer du blé relativement rapidement et à bon prix de partout en France, d’Ukraine, d’Amérique, et évitent d’entrer dans le cycle classique de mauvaises récoltes, troubles, disette, voire famine. Paradoxalement, ces technologies carbonées, qui créeront le changement climatique contemporain, ont permis de penser que nous n’étions plus menacés par les variations climatiques. De plus, les scientifiques atteignent une impasse car, malgré les débats, les avancées, les preuves, aucun consensus n’émerge concernant l’action réelle de l’homme sur le climat. On ne le nie pas, mais tout est mis de côté car il n’y a pas de vainqueur. Enfin, que ce soit en Europe, dans les empires coloniaux ou aux États-Unis, les angoisses climatiques laissent la place à des peurs sur l’érosion des sols, les glissements de terrain, etc. : la menace environnementale par excellence passe du ciel au sol. Et c’est ce qui dominera pour la recherche de technologies et dans les politiques de développement, notamment sous l’influence des États-Unis, très marqués par la catastrophe du Dust Bowl (2).

En quoi cette histoire du changement climatique permet-elle de mieux l’appréhender, voire d’alerter sur aujourd’hui ?

J.-B. F. : Les archives, notamment l’enquête de 1821, permettent de remettre en cause l’impression générale que la découverte de l’urgence climatique serait très récente, qu’auparavant on habitait la planète mais sans vraiment s’en préoccuper. On constate une emphase philosophique, très forte en France, autour de cette grande prise de conscience environnementale, liée certes à des choses réelles, mais qui renvoie surtout à un sentiment très gratifiant : nous serions les premières générations à véritablement comprendre ce que nous faisons sur la planète. Les enquêtes climatiques permettent d’insuffler un peu de modestie.

F. L. : Cette histoire peut servir de mise en garde contre les réminiscences de discours impériaux, en rappelant que l’agir climatique a été un argument récurrent pour hiérarchiser les peuples et qu’il faut lutter contre cette tendance à qualifier ce que les autres font de leur environnement, surtout quand les autres sont des paysans, des pauvres, des habitants de pays du Tiers-monde… D’autre part, on montre que l’histoire des savoirs climatiques est toujours liée aux dimensions politiques, sociales, économiques de l’époque. On ne s’en sortira pas en ne comptant que sur la prise de conscience et des expertises tombées du ciel. En clair, si on négocie d’un côté les accords de l’OMC, et de l’autre les accords sur le climat, on crée ce que l’historienne des sciences Amy Dahan appelle un « schisme de réalité », qui bloque notre capacité à agir. Il faudra repenser les échanges, la production, la répartition des richesses, la forme de la propriété, et ne pas seulement appliquer un patch sur la modernité par une sensibilisation des populations.

(1) Action des activités humaines sur le climat.

(2) Une série de tempêtes de poussière s’est abattue sur les plaines des États-Unis et du Canada entre 1930 et 1940, provoquant une catastrophe agricole, écologique et des exodes ruraux.

Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique. XVe-XXe siècle Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Seuil, 320 pages, 23 euros.

Idées
Temps de lecture : 12 minutes