Économie sociale et solidaire : « Une voie vers une démocratisation dans l’économie »

Spécialiste du mouvement coopératif, Jean-François Draperi analyse les difficultés, pour les entreprises de l’économie sociale et solidaire, à articuler leurs principes émancipateurs avec les valeurs dominantes du marché.

Olivier Doubre  • 16 décembre 2020 abonné·es
Économie sociale et solidaire : « Une voie vers une démocratisation dans l’économie »
L’esprit des communs, ce n’est pas les « premiers de cordée », mais la coopération.
© Mike Tittel / Image Source / Image Source via AFP

Directeur du Centre d’économie sociale (Cestes) au Conservatoire national des arts et métiers et rédacteur en chef de la Recma, revue internationale de référence de l’économie sociale, Jean-François Draperi (1) est un éminent spécialiste du mouvement coopératif, de celui dit des « communs » et de l’économie sociale et solidaire (ESS). C’est-à-dire de toutes ces initiatives qui sont autant d’alternatives au capitalisme et à l’économie de marché et adoptent un fonctionnement démocratique entre tous leurs acteurs. Il analyse ici les difficultés, pour ces diverses structures et entreprises d’un type différent, à éviter les strictes logiques capitalistiques tout en tâchant de se développer économiquement au sein de l’économie (sociale) de marché…

Au fil de leur maturation, les mouvements coopératifs multiples parviennent-ils à des formes abouties, ou bien restent-ils dans le domaine de la promesse ? Arrive-t-on à passer de la théorie à la pratique ?

Jean-François Draperi : Je poserais la question un peu différemment. De fait, il y a un hiatus entre l’idéal et le matériel, le discours et le parcours. Il ne s’agit pas de pratiquer une théorie (de vivre un idéal), mais d’être le plus possible dans la cohérence, ou l’harmonie. Il ne s’agit pas de réaliser l’utopie mais d’en être inspiré. Pour cela, ma thèse est qu’il faut vivre la coopération non comme un mouvement économique, mais comme un mouvement éducatif d’émancipation. Le problème à résoudre, c’est comment dynamiser cette tension, en faire une source d’émancipation pour tous et particulièrement pour ceux qui sont à l’origine du projet et qui détiennent le pouvoir en assemblée générale. Cela peut aussi passer par le conflit et la scission, par la redéfinition du projet ou par un retour aux sources…

Quelle est l’origine des « communs » et quelle définition en donneriez-vous ? La multiplicité des termes d’initiatives diverses (communs, coopératives, ESS, etc.) ne recouvre-t-elle pas plus ou moins la même chose ?

Bibliographie Les ressources en ligne : remixthecommons.org, movilab.org, les-communs-dabord.org, compagnie.tiers-lieux.org, encommuns.com Publications : Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, Collectif Mauvaise Troupe, L’Éclat, 2014. Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, Pierre Dardot et Christian Laval, La Découverte, 2020. La démocratie des places. Des Indignados à Nuit debout, vers un nouvel horizon politique, Benjamin Sourice, Éditions Charles Léopold Mayer, 2017. L’Impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération, Éloi Laurent, Les Liens qui libèrent, 2018.
Les communs sont nés au Moyen Âge dans un contexte marqué par un puissant mouvement de pensée chrétienne. Des monastères inspirés des premières communautés monastiques, au sein desquelles les membres mettaient en commun ce qu’ils possédaient, sont créés. À compter du XIe siècle, le mouvement se sécularise et se diffuse dans la société, à travers l’organisation associative des métiers et des communes, à l’ensemble de la population ; au même moment, le commerce marchand se développe à partir des villes. Se délimitent ainsi deux domaines : celui du commerce privé (individuel) et celui des propriétés des usages communs.

Que ce soit dans le mouvement coopératif ou dans celui des communs, je crois qu’il faut faire une distinction entre le droit d’usage et le bien commun proprement dit. Ce dernier postule une propriété commune, et une -coopérative est un bien commun, certes particulier, où les -coopérateurs ne sont pas propriétaires de la coopérative (comme on le dit souvent), mais usagers de celle-ci – dont la propriété est indivise. En souscrivant une part sociale, le coopérateur va alors bénéficier de l’ensemble de « l’actif » qui a été créé et constitué par ses prédécesseurs. Et s’il s’en va, il ne peut pas revendre sa part, qui continue d’appartenir aux générations futures. C’est là, en effet, un trait commun entre les coopératives et les biens communs, tels les fours ou les fontaines au Moyen Âge, qui étaient mis en commun. Car ceux-ci appartiennent soit à un collectif, soit sont indivis.

Mais c’est différent du droit d’usage (que l’on mélange souvent avec les biens -communs)…

En effet. Là où on avait le droit d’aller faire pâturer les bêtes, ou bien dans les champs et les forêts qui appartenaient à d’autres où l’on pouvait glaner, il s’agissait d’un droit d’usage, qui est très différent du cas des biens communs, comme peuvent l’être l’air ou l’eau. Aujourd’hui, avec ce nouvel engouement en faveur des biens communs, on semble revenir à l’origine de la notion d’État et d’un commun défini par la puissance publique. Mais il faut souligner la différence fondamentale avec les coopératives : celles-ci ne prétendent jamais servir l’intérêt général, car elles ne servent que l’intérêt collectif de leurs membres.

C’est pourquoi les coopératives ont été critiquées, souvent à juste titre, comme ayant développé des formes de corporatisme. Même si, en dépit de discussions intenses ces derniers temps, le septième (et dernier) principe de l’Alliance coopérative internationale met en avant le fait que l’engagement en faveur de la communauté des coopérateurs ne saurait s’opposer à l’intérêt général. C’est très important et cela traduit une grande attention à ne pas se substituer à une collectivité publique ou à l’État, donc à l’intérêt général, car la coopérative, mouvement collectif issu de la société civile, demeure un acteur privé. Et seule la Cité, la République, la collectivité publique, est en capacité de définir ce qui relève de l’intérêt général.

Les multiples systèmes autogestionnaires ne risquent-ils pas d’aboutir à une inflation de réunions, d’instances, d’échelons, au nom de la coopération et de la démocratie ? N’est-ce pas là une limite indépassable ?

Non, je ne crois pas. Ils témoignent du fait qu’il n’y a pas une voie autogestionnaire, mais une infinité de pratiques adaptées au singulier des situations. L’unité autogestionnaire ne réside pas dans une forme d’organisation, mais dans une relation entre la pensée et l’action vécue à la fois individuellement et collectivement. En fait, la pression sur le temps de réunion vient de la logique capitaliste : les mouvements slow, nés dans le Piémont italien à partir de Slow Food, témoignent que nous avons peut-être besoin de prendre le temps. Et le temps de la discussion est fondamental pour maintenir la paix. Des décisions prises par des minorités d’actionnaires provoquent presque inévitablement la contestation de la majorité.

Même dans une coopérative ou une association, il est nécessaire de discuter, de faire vivre la démocratie, pour répondre aux attentes des membres. Mais, dans le contexte du capitalisme, ce temps est vécu comme un handicap, comme une perte de temps. En fin de compte, dans le contexte concurrentiel, le temps répond à un souci de pacification et d’émancipation, alors que la vitesse de décision répond à un souci de prise de pouvoir et de conquête économique.

L’ESS n’a-t-elle pas résolu une partie de ces problèmes ? Et, en même temps, ne se borne-t-elle pas à faire ce qu’elle peut au sein des limites du capitalisme, alors que les communs voudraient tenter de résoudre ces limites par les usages ?

Il n’y a pas vraiment une ESS, mais des entreprises dont les limites sont elles-mêmes mal définies. L’ESS telle qu’elle est décrite dans la loi du 31 juillet 2014 (la loi Hamon) inclut l’entrepreneuriat social. Or une partie au moins de cet entrepreneuriat suit les mêmes stratégies que l’économie capitaliste, comme le groupe SOS, par exemple. Certains vont lever des financements auprès de fonds -d’investissement, sont conseillés par des cabinets de consultants qui ne raisonnent qu’en termes de recherche de profits, aspirent à devenir « leaders » sur leur marché, adoptent la forme SAS (sociétés anonymes simplifiées) pour pouvoir revendre leur structure à des actionnaires, etc. Ils appliquent le capitalisme financier à un objet social. Autrement dit, ils « marchandisent » le social pour en faire un centre de profits. On n’est donc clairement plus dans l’économie sociale et solidaire. Cette dernière est d’ailleurs née de la mobilisation des classes populaires et moyennes européennes, alors que l’entrepreneuriat social a été conçu par des milliardaires et philanthropes américains.

Concernant l’ESS, le problème est qu’elle n’a pas conçu de régulation au-delà de l’entreprise. Or on ne peut vraiment parler d’économie qu’à partir du moment où une régulation se met en place en vue de contenir la concurrence et le conflit. Tant qu’elle n’aura pas conçu une forme de régulation, l’ESS est condamnée à opérer dans le cadre du capitalisme et prend le risque de se banaliser. Ce n’est pas forcément le cas ; certes, elle peut résister, y compris dans la durée, mais elle ne saurait constituer une véritable alternative au capitalisme.

Elle a quand même tenté de poser une régulation à quatre reprises en près de deux siècles, sous la forme de quatre « utopies » mises en œuvre ensuite. La première utopie a été ce que j’appellerais les « micro-républiques des producteurs » : celle de concevoir une entreprise sous la forme d’un groupement de personnes (association coopérative et mutualiste) et non sous la forme d’un groupement de capitaux. Elle a dominé le mouvement jusqu’au milieu du XIXe siècle. La deuxième, à qui je donnerais le nom de « macro-république des consommateurs », consiste à concevoir un système coopératif international qui devait se substituer au capitalisme à partir de la prise de pouvoir des consommateurs sur les entreprises et la distribution. Ce sont les grandes coopératives auxquelles adhèrent les consommateurs. La troisième utopie est celle des nations indépendantes qui souhaitent acquérir une autonomie économique correspondant à leur indépendance politique. On pourrait qualifier cette tentative par le terme de « république de développement coopératif et villageois ». Elle a touché tous les pays du Sud dans les années 1960, à partir du mouvement dit des « non-alignés », né à la conférence de Bandung en 1955, tentant de sortir des deux grands blocs de la guerre froide.

La quatrième utopie, et la plus récente, est celle que je nommerais « méso-république intercoopérative », qui entend concerner tous les secteurs de vie dans un territoire donné, un milieu de vie. Elle se singularise par l’inter-coopération (avec l’essor de coopératives de travail, de consommation, d’habitat, de transports, culturelles, etc.). Mais aussi par les partenariats avec les TPE et les collectivités publiques locales. Enfin, par l’interterritorialité et l’essor des relations entre territoires.

Cette dernière doit poursuivre son développement et constitue certainement une voie vers une démocratisation dans l’économie. Avec ses limites, évidemment…

(1) Derniers ouvrages publiés : Histoires d’économie sociale et solidaire, Les Petits Matins, 2017, et Ruses de riches. Pourquoi les riches veulent maintenant aider les pauvres et sauver le monde, Payot, 2020. Voir aussi le site de la Recma : recma.org

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