Céline, war in progress

L’historienne Camille Lefebvre a fouillé sa propre histoire familiale en appliquant scrupuleusement les méthodes et les procédures de sa spécialité universitaire. Un travail rare qui nécessite de construire la bonne distance.

Jean-Claude Renard  • 25 mai 2022
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Céline, war in progress
Simone et Mano, grands-parents de Camille Lefebvre.
© Julien Coquentin / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Ah tiens, on remet Céline en route. Pas n’importe comment. Avec un plein paquet de rocambole. Avec un manuscrit inédit. Disparu, récupéré en 1944 quand Louis-Ferdinand Céline quitte Paris précipitamment pour gagner le Danemark, retrouver son pactole planqué. On le sait, il sera arrêté en chemin en Allemagne, avec d’autres collaborateurs, reclus à Sigmaringen, qui vaudra par la suite la rédaction de la trilogie allemande, D’un château l’autre, Nord et Rigodon. Avant d’être publié, Guerre possède sa propre histoire. Le manuscrit a disparu pendant soixante-dix-sept ans. Dans les mains d’une tierce personne, avant d’être remis à un journaliste de Libération, Jean-Pierre Thibaudat, critique théâtral. Longtemps resté secret pour des questions d’ayant droit, tant que la veuve de Céline, Lucette Almanzor était vivante. C’est après sa mort (à 107 ans tout de même !) que ces milliers de feuillets ont été remis aux éditions Gallimard. En trois volets. Guerre, récemment paru, Londres et La Volonté du roi Krogold, légende médiévale, qui paraîtront à l’automne. La maison d’édition maîtrise l’art du feuilleton commercial.

**La presse et le corset** Siècle de la « civilisation du journal », le XIXe fut aussi celui de l’affirmation par les femmes de leurs droits. Si les hommes de l’époque étaient majoritairement attachés à ce qu’on appelle la théorie des sphères séparées, qui réserve la sphère publique, et donc les journaux, aux seuls hommes, reléguant les femmes au foyer, des femmes (et quelques hommes) ont fait bouger les lignes. Dans une approche transdisciplinaire mêlant histoire des médias, études sur le genre, littérature, science politique et histoire de l’art, cet ouvrage collectif interroge la masculinité de la presse, analyse la représentation des corps genrés, questionne la langue, présente les heureuses tentatives de journaux féministes et la naissance de la presse féminine.  L. D. C. **Féminin/masculin dans la presse du XIXe siècle **Christine Planté et Marie-Ève Thérenty (dir.), PUL, 540 pages, 28 euros.
Pour l’heure, on se contentera donc de Guerre. Un récit bref, un brouillon écrit probablement en 1934, au fil de la plume, dont il manque tout le début, comme le signale Pascal Fouché, dans son introduction. Relatant l’expérience d’un narrateur, Ferdinand, sur le front de la Grande Guerre, blessé au bras et à la tête. Évacué par des Britanniques, transféré dans le Nord, du côté d’Ypres, puis vers Hazebrouck, dans un hôpital habité d’une galerie de personnages. Un médecin franchement sadique qui ne pense qu’à charcuter son patient, un gonze, Cascade, véritablement souteneur, malmenant sa « raclure de putain », Angèle, et surtout Mademoiselle L’Espinasse, infirmière passionnée passionnante, et branleuse à souhait de ses chers patients. Qui vaut des lignes et des pages lubriques, crues, grossières, grivoises et salaces comme rarement chez Céline. Tout se passe comme si l’auteur se lâchait. Non pas plongé dans le réel mais dans une hallucination du réel. Mais pas que. Parce que Guerre se veut d’abord un texte sur le front de 1914. « J’ai attrapé la guerre dans ma tête, écrit Céline en préambule. Elle est enfermée dans ma tête. » De quoi ne plus dormir. On se souviendra plus tard d’une confidence de l’auteur : « Si j’avais bien dormi toujours, j’aurais jamais écrit une ligne. »

Des lignes et des pages lubriques, crues, grossières, grivoises et salaces comme rarement chez Céline. Tout se passe comme si l’auteur se lâchait.

C’est entendu, Louis-Ferdinand Céline s’est plu à peindre un monde chaotique et infernal, peuplé d’êtres sournois et cauteleux avec une conscience souvent morbide et une volonté de noircir toujours grinçante et nauséabonde. On a vu dans son œuvre romanesque une somme de désastres, avec pour seules certitudes la proximité et l’empire de la mort. Céline n’attend rien des hommes. Il le dit, le répète. C’est aussi un leitmotiv dans sa correspondance. Tout au plus, s’il croit en l’homme, est-ce pour le voir décati, au cimetière. « Je ne crois pas aux hommes, écrit-il à Élie Faure dans les années 1930. L’homme est maudit. Dès l’ovule il n’est que le jouet de la mort. »

S’il n’y a aucune trace d’antisémitisme (en 1934, Céline n’a pas encore basculé dans la folie antisémite), Guerre n’échappe pas à cet état d’esprit : « Je la regardais moi la vie, presque en train de me torturer. Quand elle me fera l’agonie pour de bon, je lui cracherai dans la gueule comme ça. Elle est tout con à partir d’un certain moment, faut pas me bluffer, je la connais bien. Je l’ai vue. On se retrouvera. On a un compte ensemble. Je l’emmerde. »

Autre thématique chère à l’auteur que l’on retrouve dans Guerre : un rapport lourd et épais à la parentalité. Un rejet du père, d’abord, et une haine tenace pour la mère pourtant à son chevet : « Je l’aurais bien dérouillée elle, à la fin des fins. J’avais mille et cent raisons, pas toutes bien claires mais bien haineuses quand même. J’en avais plein le bide des raisons. Lui il disait pas trop de choses. On aurait dit qu’il se méfiait. Il faisait ses yeux de poisson frit. On y était à la guerre dont il avait toujours parlé, on y était. Ils étaient venus de Paris exprès pour me voir […]_. Tout de suite ils ont parlé du magasin, des terribles soucis qu’ils avaient, que les affaires n’allaient pas du tout._ […] Je les entendais pas très bien à cause de mon vacarme d’oreille, mais assez. Ça ne portait pas à l’indulgence. Je les regardais encore. C’était bien des malheureux là au pied de mon lit, et pourtant c’était des puceaux. »

“Guerre” apporte bien des enseignements sur la méthode de travail de Céline, dont on sait qu’il réécrivait entièrement tous ses romans plusieurs fois.

Ces quelques lignes disent l’intérêt de ce texte. Et ses limites. On n’est pas encore dans la petite musique propre à Céline, qu’il met en place dans Mort à crédit, avec sa ponctuation si particulière, entre points d’exclamation et points de suspension, des phrases saccadées, presque dynamitées, au milieu de sentences définitives. Pour Jean-Paul Louis, fondateur des éditions Du Lérot, éditeur principal de Céline après la maison Gallimard, et coauteur avec Henri Godard de la correspondance de Céline, « il est difficile de qualifier Guerre de “chef-d’œuvre”, l’écriture rapide, sans beaucoup de repentirs ni traces de travail stylistique font de ce texte un brouillon destiné à être repris, nettoyé, amplifié sans doute. C’est là son immense intérêt, car c’est la première fois qu’un texte de premier jet et de grande ampleur, si on y ajoute Londres_, est retrouvé. Il apporte bien des enseignements sur la méthode de travail de Céline, dont on sait qu’il réécrivait entièrement tous ses romans plusieurs fois, selon une pratique mise en place dès ses débuts et jusqu’aux œuvres finales : manuscrit plus ou moins travaillé, qu’il livre à une première dactylographie, elle-même reprise et développée parfois considérablement »_. Du coup, une page peut devenir douze ou quinze par ajouts successifs. Mais ici on a donc le point de départ du travail, pour la première fois. L’écrivain livre dans une lettre à Milton Hindus, universitaire américain, en 1947, une métaphore de cette méthode de travail : « La transmutation du mirage au papier est pénible, lente, c’est l’alchimie – Mais tout est là – Je ne crée rien à vrai dire – Je nettoye une sorte de médaille cachée, une statue enfouie dans la glaise – Tout existe déjà c’est mon impression – Lorsque tout est bien nettoyé, propre, net – alors le livre est fini. Le ménage est fait – On sculpte, il faut seulement nettoyer, déblayer autour – faire venir au jour cru – avoir la force c’est une question de force – forcer le rêve dans la réalité – c’est une question ménagère. »

« Tout est là dans “Guerre” pour aller au-delà de “Voyage au bout de la nuit”… mais rien n’est vraiment en place. »

L’autre intérêt majeur de Guerre est que ce texte traite à la fois des faits, réels ou transposés, qui ne se trouvent nulle part ailleurs, et d’autres qui seront réutilisés bien plus tard : ainsi la blessure sur le champ de bataille, l’oreille collée au sol dans le sang, l’évacuation et l’hospitalisation à Hazebrouck (réelle) et l’ensemble du récit qui est situé à vingt kilomètres du front, épisode entièrement omis dans Voyage au bout de la nuit. Des personnages apparaissent ou disparaissent, comme Cascade ou Angèle, et des scènes de déchaînement sexuel, transformés et réemployés dans Guignol’s band.

La fin de Guerre est significative : l’embarquement pour l’Angleterre, c’est la guerre laissée en Flandre, l’espoir d’autre chose qui ne viendra jamais : la guerre, comme la mort, présente dans toute l’œuvre, mêlée de délires et de visions (surtout sexuels dans Guerre) dès Voyage au bout de la nuit, et jusqu’à Rigodon. Tout est là dans Guerre pour aller au-delà de Voyage… mais rien n’est vraiment en place. Gallimard a annoncé un premier tirage de 80 000, puis deux autres à 30 000, nous en sommes donc à 140 000. Ce qui ne doit pas faire autant de nouveaux lecteurs pour Céline, c’est là encore une autre question, s’interroge Jean-Paul Louis : « Qu’est-ce qu’un lecteur qui n’a rien lu, ou seulement Voyage_, pourra bien tirer de_ Guerre ? »

Guerre Louis Ferdinand Céline, Gallimard, édition établie par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault, 184 pages, 19 euros.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 8 minutes
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