Le CRS ayant mutilé Laurent Theron en 2016 définitivement acquitté

Le brigadier-chef Alexandre M. était jugé pour avoir éborgné Laurent Theron avec une grenade de désencerclement, lors d’une manifestation contre la loi Travail. Après trois jours de procès, la cour avait acquitté le CRS, estimant qu’il avait agi en état de légitime défense. Le ministère public n’a pas fait appel.

Maxime Sirvins  • 29 décembre 2022
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Le CRS ayant mutilé Laurent Theron en 2016 définitivement acquitté
Laurent Theron, blessé à l'oeil lors de la manifestation contre la loi Travail, le 15 septembre 2016.
© Greg Sandoval / AFP

Mise à jour le 29 décembre 2022

Le CRS jugé pour avoir éborgné Laurent Theron en 2016 à Paris a été définitivement acquitté pour « légitime défense » après la décision du ministère public de ne pas faire appel.


Première publication le 15 décembre 2022

« Pourquoi ils font la gueule, eux ? » Alors que le France joue en demi-finale contre le Maroc en cette froide soirée du 14 décembre 2022, une jeune femme pinturlurée en tricolore rouspète contre un groupe de passants. Cette petite bande d’une vingtaine de personnes marche la tête basse. Dans un mélange de tristesse et de colère, certains ont encore les yeux rouges alors que tout Paris fait la fête. Quelques minutes avant, tel un orchestre de rage, ils ont fait trembler les murs du Palais de Justice de Paris. « Police partout, justice nulle part ! »

Pendant trois jours, depuis lundi 12 décembre, le procès exceptionnel d’un policier s’est tenu aux assises. Les faits jugés se sont déroulés le 15 septembre 2016, lors de la quatorzième manifestation contre la loi Travail. Ce jour-là, Laurent Theron est éborgné par une grenade de désencerclement lancée par un policier de la CRS 07.

L’agent qui a jeté cette arme, Alexandre M., est accusé d’avoir fait usage d’une grenade de désencerclement alors qu’il n’y était pas habilité. Devant le juge, il plaide la légitime défense, défendu par Me Laurent-Franck Lienard, surnommé « l’avocat des flics. » Depuis trente ans, il est aux côtés des policiers mis en cause dans les affaires Cédric Chouviat, Adama Traoré ou encore d’Alexandre Benalla.

Une salle, deux ambiances

Le lundi 12 décembre, au premier jour, Laurent Theron est accompagné de son avocate, Me Lucie Simon. A quelques mètres, Alexandre M. reste debout. Dans son costume gris foncé, il cherche où mettre ses mains alors que son regard, fatigué, se fixe par moment sur la partie civile.

Il n’est pas venu seul. Sur les quelques bancs ouverts au public, une vingtaine de collègues font bloc dont Linda Kebbab, déléguée nationale du syndicat Unité SGP Police. Contrairement aux soutiens de Laurent Theron et alors qu’ils ne sont officiellement pas en service, ces fonctionnaires de police n’auront pas à passer les contrôles de sécurité.

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Un « privilège » qui agace de nombreuses personnes dans la file. « On fait la queue plus de 20 minutes pour soutenir Laurent et eux, ils peuvent passer comme ça. » D’après des témoins, ces mêmes agents se permettent même des remarques insultantes envers Me Lucie Simon. « Elle veut pas fermer sa gueule ? » ou encore « Sale conne ».

Durant les trois jours de procès, les policiers vont représenter une très grande partie des témoignages entendus. En tout, sur les trois jours, 14 policiers seront entendus ou verront leurs dépositions lues. Tous ces exposés policiers vont saturer d’informations les jurés en racontant encore et encore la journée du 15 septembre 2016.

« Pluie de cocktails Molotov », « volonté de tuer », « pire maintien de l’ordre de ma vie », « zone de guerre » : les mots utilisés sont parfaitement choisis par la défense. Pourtant, les rares vidéos ne montrent aucune violence envers la CRS 07 au moment fatidique. Pendant la diffusion de ces images, le visage de Laurent Theron se ferme. Main sur sa mutilation, il fixe l’écran qui crache ses hurlements de douleur. « Mon œil ! Mon œil ! » Six ans après, sa voix tordue de souffrance le hante encore.

« Le 15 septembre 2016, je veux l’oublier »

Quand il prend la parole, ses mots reflètent la violence de tout ce qu’il a dû traverser. En plus d’une douleur « terrifiante » et d’une « profonde peur de mourir », c’est toute sa vie qui a basculé. Après un passage au bloc opératoire, Laurent T. n’arrive plus à dormir : mélange de stress post-traumatique et d’inconfort total.

« Le 15 septembre 2016, je veux l’oublier mais tous les jours je me vois dans le miroir et je dois tout nettoyer plusieurs fois par jour. Et tous les jours, ça recommence », explique le secrétaire hospitalier. C’est aussi son quotidien que l’homme a dû réapprendre à gérer. « J’apprends encore à faire avec mon nouveau corps ». « Je me cogne souvent », ajoute-t-il.

J’apprends encore à faire avec mon nouveau corps.

Le jour même, dans un grand couloir, le mutilé se cogne contre une personne qu’il n’avait pas vue. La gorge nouée d’émotion, Me Lucie Simon salue « la générosité, le courage et la force de cet homme. C’est quelqu’un qui a réussi transformer le traumatisme et la douleur en aventure collective », en parlant entre autres de son engagement dans le collectif Désarmons-les !, qui documente les violences policières depuis des années et accompagne les victimes.

Il y a de la colère dans le regard de Laurent Theron, déterminé à faire connaître et reconnaître l’insincérité du CRS. Et face à l’agent qui la veille a présenté ses excuses, il répond sèchement : « Les paroles c’est sympa mais ça ne suffit pas. » Pourtant, il ne souhaite pas la réclusion à son bourreau.

« J’aime trop la liberté pour envoyer un homme en prison. » Il ne demande qu’une seule chose, qu’il n’obtiendra pas : la révocation d’Alexandre M. de la police. « Je n’avais pas encore eu ma formation pour le maintien de l’ordre et je ne savais pas qu’il fallait une habilitation pour la grenade », explique le CRS qui, depuis les faits, est affecté à l’entretien des locaux de sa compagnie.

Pour lui, si le 15 septembre 2016 il a lancé cette grenade de désencerclement – que Cédric D. de Désarmons-les ! n’hésite pas à qualifier de « bombe à clous avec du caoutchouc » –, c’est pour « sauver ses hommes et éviter de faire des orphelins ».

« Un mauvais lancer, ça arrive »

Côté défense, Me Liénard n’hésite pas à employer les pires comparaisons pour déresponsabiliser son client. « Un mauvais lancer, ça arrive. C’est comme au bowling, on vise au centre et pourtant parfois ça part à gauche. » Les manifestants sont-ils alors des quilles à faire tomber ? L’avocat continue en demandant à son client, comme pour faire comprendre ses regrets, s’il referait le même geste avec la présence de Laurent Theron devant lui.

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« Non », répond sûrement le CRS. Mais l’avocat lui demande aussi s’il recommencerait son jet en l’absence de la victime sur la place de la République. « Oui, sans hésiter. » Pour le simple motif de la présence d’individus aux visages masqués, Alexandre M. avoue qu’il n’hésiterait pas à lancer une grenade classée comme arme de guerre sous prétexte de légitime défense.

On ne vous parle pas de légitime défense mais de légitime violence.

« On ne vous parle pas de légitime défense mais de légitime violence », lance Me Lucie Simon. La défense, de son côté, conclut son plaidoyer en restant dans le sensationnel. Pour Me Lienard, condamner le policier, c’est « castrer tous les CRS de France ». Alors que l’avocat général requiert deux à trois mois de prison avec sursis et une interdiction du port d’armes pendant cinq ans, il ajoute que « quand Paris sera à feu et à sang » les CRS « croiseront les bras » car « ils n’oseront plus utiliser leurs grenades. »

Après trois jours de procès et plus de deux heures de délibéré, la présidente annonce l’acquittement. Alexandre M. a pu bénéficier d’une cause d’irresponsabilité pénale, ayant « agi en état de légitime défense ». Les larmes aux yeux, Me Lucie Simon lance être « profondément déçue, » pendant que Laurent Theron quitte la salle, abattu.

Alors que la majorité des victimes n’obtiennent jamais de procès, les très rares qui y arrivent se heurtent souvent à l’impunité policière. Pendant ce temps, les soutiens du mutilé, choqués par la décision, se lancent dans des chants. « Police partout, justice nulle part ! »

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