Sortir la recherche de son cloisonnement

Président de l’association Cheminements*, Jean-Claude Diébolt lance un appel pour un renouvellement en profondeur des recherches sur les dynamiques de l’économie solidaire.

Jean-Claude Diébolt  • 25 janvier 2007 abonné·es

Nous appelons à inaugurer un Collectif réunissant les familles de chercheurs et acteurs qui se reconnaissent dans l’économie solidaire. En effet, l’association Cheminements se livre à un travail systématique de diagnostic sur l’état de l’économie solidaire en France depuis juin 2002, dans le prolongement d’une mission du secrétariat d’État à l’Économie solidaire (SEES). Un premier obstacle en compromet le développement : un cloisonnement entre plusieurs corpus de références appauvrit radicalement les estimations de la richesse générée dans le domaine de l’économie sociale et solidaire (ESS). Nous proposons de débattre de la répartition des évaluations entre réseaux d’acteurs privés de synergie : collectifs antilibéraux, adhérents d¹Attac, membres du Centre de recherche et d’informations pour le développement (Crid), signataires du récent « Manifeste pour une économie sociale et solidaire », un Mauss (1) proche du collectif « Richesse » (qui fait vivre le rapport Viveret). Dans cette proposition, nous réserverons un traitement spécifique à des pionniers (2), à la fois fondateurs historiques de théorisations et d¹enquêtes sur l’ESS et s’autoproclamant seuls à détenir une parole sur le sujet. Il nous paraît que le facteur essentiel qui rapproche les animateurs, enseignants et chercheurs de cet ensemble se cherche dans l’héritage du défunt Réseau d¹économie alternative et solidaire (REAS) (3). Si l’apport en études et en concepts représente un acquis sur lequel fructifient les continuateurs, on ne peut masquer le peu de renouvellement des auteurs. Ce qui limite l’attention aux projets retenus comme appartenant à l’économie solidaire : raisonner sur les mêmes cas modélisés du REAS, d’un livre à l’autre, fait rater la recrudescence d’inventivité, très accentuée en nombre comme en diversification, apparue dans les années 2000.

Notre position privilégiée, de disposer des milliers d’innovations recensées à l’époque du SEES, nous a en revanche sensibilisés sur cette accélération. Elle confirme qu’il existe une masse ignorée de novations solidaires. Pourtant, le divorce établi entre le SEES et les organismes de recherche contribue aux carences radicales dans les analyses présentes des dynamiques solidaires. Les études répandues depuis 2000 ignorent les avancées institutionnelles produites en seulement deux ans, par exemple les trois appels à projets, le travail sur une loi-cadre, les marchés publics, les sociétés coopératives d’intérêt collectif, etc. Réciproquement, presque tous les membres du cabinet du SEES n’étaient pas immergés dans une culture de l’économie sociale et solidaire. La conjonction de ces deux coupures est fort dommageable pour la masse des créateurs laissés sur le bord de la route. À commencer par la « mission Diébolt », magistralement mise sous l’éteignoir par les forces gouvernementales d’une gauche plurielle et non à gauche.

Notre mission rompt avec la sectorisation réductrice des méthodes libérales de recherche, régnant également dans les labos et les réseaux qui se réclament du social et solidaire, notamment par une collecte complète et une classification rigoureuse, puisant dans tous les outils scientifiques et non dans les seules références à la mode dans les publications en vue. Dans cette optique, nous appelons à lancer une recherche méthodique et globale, portant sur la totalité des cloisonnements observés. Cette exigence est paradoxale puisqu’elle ne peut déontologiquement être conduite par les universitaires et chercheurs en poste. À notre sens, des experts citoyens, c¹est-à-dire non compétents par diplômes ni par la cooptation qui les complète, mais qualifiés par des oeuvres et des expériences qui nourrissent ce projet, peuvent y répondre. Ainsi, ne serait-on pas tenu de pratiquer les valeurs que l’on prétend caractériser ? Si nous exprimons notre vécu d¹un suivi patient depuis 2002, nous le qualifierons de machine à exclure les forces vives d’une économie solidaire en plein essor. Verdict trop agressif ou trop affectif ? Disons plutôt que fonctionner sur un mode corporatiste signifie un refus effectif de la socio-diversité, laquelle exige de visiter tous les horizons qui s’apparentent au sien. En cette période de recomposition des pouvoirs, il est important de souligner cette vivacité. Le siècle dernier nous aura appris combien le flou politique se traduit en catastrophes sociales et écologiques. Et ce, d’autant plus qu’il est cautionné et entretenu par une recherche et des travaux universitaires dans les « sciences humaines ». Leur formalisme « doctoral » s’est privé du substantiel, faute de prise sur les phénomènes de la microéconomie et des modalités marginalisées de socialisation.

J.-C. D.

(1) Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales animé par Alain Caillé.

(2) Étendant des liaisons avec plusieurs têtes de réseaux, cette famille s¹est édifiée autour d¹un « Réseau interuniversitaire » qui regroupe une dizaine d¹universités.

(3) REAS, fédérateur entre 1980 et 2000.

Pour réagir à cet appel, s’adresser à Jean-Claude Diébolt, association Cheminements : 02 43 97 80 80 et 06 75 01 01 73, as-archipels@infonie.fr

  • Cheminements, réseau de réseaux, organisme de diagnostics et d¹outils d¹animation territoriaux. Jean-Claude Diébolt, fondateur et président, est chercheur associé dans un laboratoire de géographie sociale du Mans.
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