Badinter contre Badinter

Quand Elisabeth Badinter décerne un brevet de laïcité à Marine Le Pen…

Michel Soudais  • 2 octobre 2011
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Badinter contre Badinter

A peine plus de deux jours après la révélation des propos d’Elisabeth Badinter qui crédite (à tort) Marine Le Pen d’être la seule à défendre la laïcité, force est de constater l’embarras des médias, comme des politiques. A l’exception d’un article, publié d’abord sur Le Monde.fr et dans Le Monde (1er octobre), d’une mention incidente dans un papier de Libération (30 septembre) s’amusant que « pour la première fois, le nom de Badinter a été applaudi dans une réunion du FN » , la déclaration de la « philosophe féministe » (1) n’a suscité aucune dépêche d’agence, aucun commentaire, ni éditorial.

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Expression consacrée.

Les rares critiques que vous trouverez en faisant une recherche sur internet sont celles de mon collègue Sébastien Fontenelle (blog aujourd’hui dépublié, NDLA) et du sociologue Jean Baubérot qui tient un blog sur Mediapart . Hormis ces francs-tireurs et les quelques éléments de réflexion que j’ai fait passer sur Twitter, tout le monde regarde ailleurs. La gêne est manifeste : « Décrochez un icône ? Non, vous n’y songez pas. »

Ce serait pourtant simple de dire qu’Elisabeth Badinter déraille. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois. Il y a dix-huit mois, Politis lui avait consacré sa couverture et avait également publié une réplique que Corinne Morel Darleux lui avait faite.

Marine Le Pen

Là, Elisabeth Badinter apporte tout de go sa caution à Marine Le Pen. Elle le fait, sans y avoir été contrainte, dans un entretien que chacun peut consulter, en réponse à une ultime question, on ne peut plus ouverte :

« Quels sont, selon vous, les combats à mener les prochaines années ?

En dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité. Au sein de la gauche, le combat a été complètement abandonné, si ce n’est par Manuel Vals. La gauche a laissé s’installer l’équation suivante : défense de la laïcité égal racisme. Cela est tragique. »

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C’est ainsi que Le Monde nous a présenté les choses.

Peu importe qu’elle «déplore» (2) que Mme Le Pen soit la seule à défendre la laïcité puisque le simple fait de le prétendre est, pour un(e) intellectuel(e), une double erreur gravissime.

1. La présidente du Front national, et sa formation d’extrême droite (on ne pourrait les dissocier), ne sont nullement les seuls (3) ; mais cette méconnaissance n’est pas l’aspect le plus grave.

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Il suffit pour s’en convaincre de se renseigner un peu. Voir par exemple ce qu’en dit le programme du Front de gauche (ici dans une version brute), ou le petit livre que vient de publier Pascale Le Néouannic, conseillère régional d’Ile-de-France et secrétaire nationale du Parti de gauche en charge des libertés et de la laîcité.

2. Mme Le Pen ne défend en rien la laïcité, telle qu’on l’entend ordinairement. Elle l’utilise à des fins manipulatoires et tient un double discours. La preuve ? Il suffit de se reporter au long entretien qu’elle a accordé au quotidien Présent , les 21 et 22 décembre 2010. Face aux journalistes de ce quotidien, qui puise son inspiration doctrinale chez Charles Maurras, admire toujours le maréchal Pétain et le général Franco, et qui lui préférait Bruno Gollnisch, Marine Le Pen a fort bien dévoilé pourquoi elle s’était emparé de la laïcité (voir encadré) : Pour « lutter contre l’islamisation de notre pays » , explique-t-elle, « il y a soit la laïcité, soit la croisade » . Elle a choisi la première, décrite comme « le seul moyen de refuser la suppression du porc dans les cantines » . Sa seule cible (son obsession) c’est d’ « éviter l’islamisation de notre pays » qui, selon elle, « est organisée aujourd’hui par l’Etat ».

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Au grand dam de l’extrême droite boudeuse qui ne comprend pas plus qu’Elisabeth Badinter les détours tactiques de sa rhétorique.

Développant totalement sa pensée, elle explique même que « la liberté, l’égalité et la fraternité » , dont elle se réclame (4), « sont des valeurs chrétiennes qui ont été dévoyées par la Révolution française » . Et que « défendre ces valeurs-là » c’est se « donner la possibilité de rechristianiser en quelque sorte » la France. Pas moins ! A la lumière de cette profession de foi , on peut donc réécrire (et préciser) ainsi la sentence d’Elisabeth Badinter : « En dehors de Marine Le Pen, qui veut « rechristianiser notre pays », plus personne ne défend la laïcité. » Chacun perçoit le ridicule du propos !

« Lepénisation des esprits »

Une autre affirmation d’Elisabeth Badinter , dans cet entretien au Monde des religions , me semble extrêmement dangereuse tant par sa généralisation outrancière que sa conséquence implicite : « La gauche a laissé s’installer l’équation suivante : défense de la laïcité égale racisme. » Qu’il y ait débat au sein de la gauche sur ce point, c’est exact (5). Mais le fait même que ce débat existe empêche d’affirmer que la gauche (toute entière) a « laissé s’installer » une position qui n’est celle que d’une (petite) fraction de la gauche, puisque celle-ci est toujours contestée. En outre, cette position ne prétend pas de manière aussi caricaturale que l’affirme Mme Badinter que la défense de la laïcité serait un masque du racisme; elle dénonce (avec raison) ceux qui s’emparent du flambeau de la défense de la laïcité pour stigmatiser une religion particulière, l’islam.

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Et Politis en a souvent rendu compte.

Badinter (Robert) ne disait pas autre chose, mi –avril : évoquant le débat sur la laïcité récemment organisé par l’UMP, il regrettait au micro de Radio J qu’il ait été principalement « orienté vers nos concitoyens musulmans » , qui n’ont pu le ressentir que « comme une sorte de mise en accusation (…), de ghettoïsation ». « L’exploitation du thème de la laïcité pour toujours pointer vers les mêmes n’est pas à l’avantage de l’unité républicaine » , concluait-il.

Manifestement, ce n’est pas l’avis de Badinter (Elisabeth) dont l’implicite du discours se résume en un syllogisme : Marine Le Pen défend la laïcité, la défense de la laïcité n’est pas du racisme, donc Marine Le Pen n’est pas raciste. Et voilà comment on gomme en deux phrases, des quantités de travaux sur la nature profondément xénophobe de la préférence nationale qui reste le cœur nucléaire du discours et du projet du FN (1ère et 2ème génération).

Ce faisant, Elisabeth Badinter apporte une (grosse) pierre à la « lepénisation des esprits » , une expression inventée (et popularisée) par Robert Badinter en février… 1997. « De façon permanente, le climat entretenu autour des questions de sécurité et d’immigration a engendré une lepénisation des esprits, favorable à (Jean-Marie) Le Pen et aujourd’hui Mme Le Pen » , déplorait-il encore ce printemps. « Le temps écoulé n’a fait que [la] renforcer. » A un point qu’il n’imaginait sans doute pas.

Temps de lecture : 6 minutes
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