Retour en Palestine (3)

Denis Sieffert  • 16 décembre 2011
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Ramallah, lundi soir.

Ils sont bien 80 dans cette salle de conférence. Quelques femmes. Une grande majorité d’hommes. Je suis le seul étranger. La soirée a été organisée à l’initiative d’un intellectuel proche du Fatah, Othman Abu Ghrabieh. A la tribune, aux côtés du maître de céans, le président de l’association des « études académiques », et un essayiste, ancien du Front Populaire de feu Georges Habache. Le thème : les révolutions arabes. Mais ce qui frappe d’abord, ce sont ces visages. L’ami qui m’a introduit dans ce cénacle — et qui va me traduire les échanges — me montre celui-ci, premier prisonnier politique en 1965, et celui-là fils de tel pionnier de la lutte armée. Les hommes qui sont là sont pour la plupart les survivants de l’époque des fédayins. Avant les accords d’Oslo. Avant le Hamas. Je ne peux m’empêcher de dévisager ces personnages aux traits creusés. Des gueules pour le cinéma. Comme le «Hamas man» porte la barbe, le «Fatah man» arbore une moustache fournie qui grisonne avec l’âge. Sur la table, ils triturent de grosses paluches qui n’ont pas du faire que du bien. Des gueules de gens qui ont souffert. Des irascibles. Au total, combien d’années de prison dans les geôles israéliennes. Et combien de morts, peut-être parmi leurs frères et leurs amis, et combien aussi parmi leurs ennemis. Incroyable galerie de portraits. Les exposés ? Le débat ? Ils m’étonnent finalement par leur caractère conventionnel. C’est celui que nous avons en France. C’est celui que j’ai aperçu à la télévision israélienne : comment tout cela va-t-il finir en Egypte ? Faut-il additionner les Frères musulmans et les Salafistes ? Faut-il laisser les Frères prendre le pouvoir ? La réponse à cette dernière question est unanimement oui. Car, quoi qu’il en soit, «la révolution égyptienne est positive pour nous, Palestiniens. C’est la seule chose qui bouge.» Et il faut bien que quelque chose bouge. Le premier orateur rappelle que l’islamisme en Egypte n’est pas une nouveauté. «Cela ne date pas de ben Laden», dit-il en se moquant des analystes occidentaux. Même au temps béni du panarabisme, l’islam politique était là. «Les élites arabes ont ensuite été remplacée par des élites militaires qui ont caché la réalité de la société.» Celui-là pense que l’Egypte populaire soutiendra la cause palestinienne, et que le Hamas a intérêt à se lier aux Frères musulmans. Conclusion : la situation égyptienne devrait amener le Hamas à accepter un accord avec le Fatah. Mais, voilà que hypothèse du complot taquine certains esprits. Les Américains sont-ils derrière les révolutions arabes ? Le second orateur, l’essayiste Hani Al Masry, la réfute avec force. Les Etats-Unis ont certes précipité la chute de Moubarak, mais la révolution est bien l’œuvre de la jeunesse égyptienne. Il invite à la patience. «La révolution française ne s’est pas faite en un jour.» Il développe l’idée de deux islamismes, radical et modéré. Un intervenant souligne que les Frères musulmans ne sont pas une organisation homogène. «On en n’est plus à Ali Beladj,» dit un autre en faisant allusion au leader du FIS algérien du début des années 1990, dont le slogan — effrayant — était «la démocratie d’un seul jour.» Le jour des élections. Le temps de prendre le pouvoir. Le débat sur l’islamisme rebondit : «Les Frères ont mené des luttes réelles,» dit l’un. «Mais que faisaient les islamistes au temps des fédayins ?», accuse l’autre. Dans sa conclusion, Othman Abu Ghrabieh, réfute lui aussi la thèse du complot. Il souligne le caractère positif de la révolution égyptienne. C’est, selon lui, le retour de l’Egypte dans le conflit israélo-palestinien. Il rappelle que la première grande défaite palestinienne, c’est 1978, Camp David 1, l’accord israélo-égyptien parce que, ce jour-là, l’Egypte s’est retirée du conflit.
Mais, au-delà des mots, il y a la rhétorique de ces militants. Leur voix forte. Leur façon de scander les mots avec le tranchant de la main. Une rhétorique plus adaptée à la harangue qu’à un débat feutré dans une salle de conférence. J’en fais la remarque à mon voisin. A propos de la rhétorique Fatah, il me raconte du anecdote : Arafat est en voyage en Indes. Il rencontre un gourou qui lui dit
—combien avez vous d’adeptes ?
—Il y a six millions de Palestiniens, répond Arafat.
—Eh bien moi, dit le gourou, je suis le prophète de sept millions d’adeptes. — Peut-être, lui réplique Arafat, mais, moi, chacun de mes Palestiniens parle comme un prophète.
L’histoire paraît-il est authentique.

(Demain, à Naplouse)

Temps de lecture : 4 minutes
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