« Holy Motors » de Leos Carax

Christophe Kantcheff  • 24 mai 2012
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« Holy Motors » de Leos Carax

On vient à Cannes dans l’espoir de vivre ce moment-là. Ce moment d’émerveillement qui fait miraculeusement oublier la cohue absurde d’un festival. Qui, surtout, abolit le temps pour nous remettre dans l’état des premières fois, quand le cinéma n’était que découverte et sensations nouvelles. Quand le cinéma était notre impensable qui prenait corps. On exagère toujours pour raconter ce moment-là parce que ce qui a été vécu dans le silence et dans le noir semble ne pas pouvoir être rattrapé par les mots qui viennent. Plus que jamais, l’idée même d’avoir à noter, à étoiler ou à superlativiser apparaît dans toute sa vulgarité. On voudrait écrire mieux qu’une critique pour rendre hommage au film qui nous rappelle que la cinéphilie, ne se réduisant pas à l’étymologie du mot, est une façon d’envisager le monde, et le cinéma, un biais pour s’y projeter. Ce film, c’est Holy Motors , de Leos Carax, présenté en compétition.

Illustration - « Holy Motors » de Leos Carax

Holy Motors* a illuminé Cannes** de sa bizarrerie, de son humour noir, de sa mélancolie. C’est l’histoire d’un voyage en limousine. À son bord, deux personnages : la conductrice, Céline, à la beauté étrange et surannée (Edith Scob), très attentionnée à l’égard du passager, monsieur Oscar (Denis Lavant), qui a d’abord l’allure d’un homme d’affaires, avant de changer 10 fois d’identité et d’apparence pour honorer les rendez-vous notés sur son agenda. L’intérieur de la limousine ressemble à une loge, où M. Oscar se change en fonction des rôles qu’il doit endosser : tueur à gage, mendiante, vieillard, père de famille, créature virtuelle…

Chaque rendez-vous correspond à un épisode halluciné, radicalement différent du précédent, où Denis Lavant, transformiste de génie, comédien à l’énergie primitive et tellurique, investit un univers visuel et émotionnel singulier. Le plus effrayant est celui où, sous les traits d’un clochard monstrueux (le M. Merde de Tokyo ! , film à sketches réalisé en 2008), il hante les égouts et les cimetières et mange les cheveux d’une mannequin voilée jouée par Eva Mendes. Le plus sidérant : quand M. Oscar se métamorphose en personnage virtuel et fluo et s’adonne à un ballet érotique. Le plus émouvant : la séquence où, dans la Samaritaine à l’intérieur démoli, il retrouve un ancien amour en la personne de Kylie Minogue, sosie de Jean Seberg (son personnage se prénomme d’ailleurs Jean), qui interprète une chanson déchirante avant de monter sur le toit dont la vue domine Paris, et notamment le Pont-Neuf.

À chaque rendez-vous, M. Oscar accomplit son « travail » . Mais, à son impresario (Michel Piccoli, dans une apparition courte mais marquante), notant qu’il semble « ne plus y croire comme avant » , M. Oscar répond que désormais les caméras sont miniaturisées au point d’être invisibles, et donc partout. L’idée n’est pas neuve, mais Holy Motors en tire toutes les conséquences quant au cinéma : si le monde est condamné à être en perpétuelle représentation, la frontière entre le réel et la fiction est abolie. Les « rendez-vous » pour passer d’un état à un autre ont dans notre présent quelque chose de vain. Là où tout se montre, ou tout s’auto-promeut (même sur les tombes, les défunts appellent les vivants à visiter leur site…), M. Oscar, en effet, risque de ne plus y croire tout à fait comme avant.

Cet « avant » qui peuple Holy Motors . Le voyage en limousine est aussi une épopée à travers l’histoire du cinéma : la présence du muet affleure sans cesse – avec, explicites, des extraits des études du mouvement d’Etienne-Jules Marey qui suggèrent une origine ; Lang et Lynch ne sont pas loin tandis que le dialogue avec Godard est déjà ancien ; le Pont-Neuf renvoie bien sûr aux propres films du cinéaste ; et Edith Scob clôt Holy Motors avec le masque qu’elle portait dans les Yeux sans visage de Georges Franju.

Illustration - « Holy Motors » de Leos Carax

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Mais la mélancolie crépusculaire du film** est en même temps démentie par sa splendeur hypnotisante, qui, en elle-même, est un hymne à la persistance du cinéma. Leos Carax, qui n’avait pas réalisé de long-métrage depuis treize ans –  Pola X  –, apparaît en personne dans les premières images. Il rejoint , par un passage forcément secret, une salle de cinéma où les spectateurs sont endormis. Holy Motors est le plus beau rêve qu’ils pourront faire. Ils n’en croiront tellement pas leurs yeux qu’ils les ouvriront. Et alors, ils verront. Comme le dit Alain Resnais, parce que le cinéma n’est pas mort : Vous n’avez encore rien vu .

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