Selon Que Vous Serez Un Électeur D’Égypte Ou Un Putschiste Du Paraguay…

Sébastien Fontenelle  • 28 juin 2012
Partager :

Illustration - Selon Que Vous Serez Un Électeur D'Égypte Ou Un Putschiste Du Paraguay...

Pointons, sur notre carte du (vaste) monde, deux pays que séparent plusieurs kilomètres: l’Égypte, et le Paraguay.

Ces deux endroits n’ont a priori pas grand chose de commun – si ce n’est que leurs deux gouvernements viennent de changer.

En Égypte, le gouvernement a changé dans ce qui nous a été (assez justement) présenté par la presse française comme «la première élection libre» organisée là-bas depuis, grosso modo, la fin du règne d’Hotepsekhemoui[^2].

(Une élection libre est, je rappelle, une élection qui n’est pas grossièrement truquée – comme fut par exemple celle de George W. Bush en 2000.)

Par ce vote, l’indigénat d’Égypte s’est librement doté d’un gouvernement constitué de Frères musulmans.

Scandale total dans la presse française: l’éditocratie s’est immédiatement mise à hurler que ces putains d’Arabes ne savaient décidément pas du tout se servir de la démocratie – et sa colère, plusieurs jours plus tard, n’est toujours pas retombée.

(Elle ne s’était plus fâchée si fort contre une élection depuis la fois où des Palestinien(ne)s avaient librement voté pour l’Hamas.)

Dans son éditorial de la semaine (sur lequel nous reviendrons[^3] un de ces matins), le patron de L’Express , Christophe Barbier, suggère ainsi qu’on applique à ces pauvres con(ne)s d’Égyptien(ne)s la médication inventée naguère par le régime algérien pour châtier la plèbe mahométane quand la plèbe mahométane vote mal – et qui est certes un peu rude (concède Christophe Barbier[^4]), puisqu’elle consiste à «laisser l’ordre militaire réguler la société, ligoter les islamistes et bâillonner les démocrates» [^5]…

…Mais qui est tout de même, et de très loin, très préférable à la «tyrannie des barbus» .

Surtout quand ces barbus sont égyptiens.

Les barbus libyens, ça va: les mecs sont plutôt baths.

Un peu comme les barbus afghans, quand ils balançaient leurs Stingers dans des hélicoptères de combat soviétiques: là, oui, là, on avait du barbu bien comme il faut, qui n’abattait que des Popovs.

C’est après, que ça s’est gâté: quand ils ont commencé à tuer des Américains.

D’ailleurs: Bernard-Henri Lévy, qui est de toute évidence le meilleur spécialiste mondial des barbus, trouve que ceux de Libye sont d’une extraordinaire coolerie.

C’est tout simple: il les appelle tous Massoud.

Et ça, c’est le signe, entre tous, que tu n’as rien à craindre d’eux: quand BHL appelle quelqu’un Massoud, ça veut dire que tu peux laisser au gars les clés de ton appart, il fera bien attention à pas te rayer le plancher avec ses RPG.

Alors que les barbus égyptiens: non.

BHL ne les appelle pas du tout Massoud.

Au contraire: il explique ce matin, dans l’une de ces enlevées dissertations qui ont fait sa réputation de penseur de gros niveau, que les Frères musulmans sont de grands admirateurs de feu Adolf Hitler – et que les votant(e)s qui leur ont donné leurs voix ont donc élu, genre, des nazis.

Tu vas pour te payer enfin huit jours de croisière sur le Nil avec buffet à volonté et temples d’antan à gogo, et sur qui tu tombes, à l’escale de Louxor ?

Sur cette grosse ordure d’Hermann Goering: qui pourrait avoir envie de ça, franchement – à part un(e) imbécile de Cairote mal éduqué(e)?

(Dans son admirable exposé, Bernard-Henri Lévy mentionne ensuite que les Frères musulmans connaissent un gars qui connaît Tariq Ramadan – de sorte que je ne serais pas du tout étonné, quant à moi, si nous découvrions sous peu que Tariq Ramadan est en réalité le fils caché d’Adolf Hitler.)

Au jugé, je dirais que la victoire des Frères musulmans dans la-première-élection-libre-depuis-grosso-modo-la-fin-du-règne-d’Hotepsekhemoui a déjà suscité la publication dans la presse française de plusieurs centaines de papiers, qui seront bientôt des milliers et qui tous[^6] narrent qu’elle fait une indélébile tache honteuse à la blanche liquette de la-démocratie-comme-chez-nous.

(Mais ces foutu(e)s Arabes vont le payer: il suffit de lire les puissantes analyses de Caroline Fourest – qui est, juste derrière BHL, la deuxième plus grande spécialiste mondiale des barbus – pour comprendre qu’ils vont grave en chier…

…Et que personne les plaindra, quand ayant chanté tout l’été ils se trouveront bien dépourvus – c’est tant pis pour vous, tas de connard(e)s, vous n’aviez qu’à lire L’Express , avant de voter selon votre gré.)

Bon.

Prenons maintenant le cas du Paraguay, où le changement de gouvernement n’a pas du tout été le résultat, comme en Égypte, de la libre expression d’une volonté populaire majoritaire – mais bien celui de l’un de ces coups d’État où la droite latino-américaine aime tremper sa détermination à ne pas se laisser grignoter les latifundia par des gauchistes en guenilles, et puis quoi, encore, Alfredo?

Tu veux pas aussi que je te serve un maté, tant que tu y es?

Ce putsch a-t-il, également, fait l’objet de vives dénonciations – des mêmes éditocrates français(e)s qui depuis quelques jours ne restent jamais plus de trois heures sans lancer contre les Égyptien(ne)s de nouvelles admonestations?

Nenni.

Point du tout, dirais-je même: c’est tout juste si le golpe du Paraguay a fait l’objet, dans la presse française, de quelques rapides mentions, où il était plutôt présenté comme une «éviction» du président Lugo – ou, dans ses évocations les plus hardies, comme un «coup d’État légal» , et relativement bénin, donc, et à coup sûr beaucoup moins préoccupant que l’abus de vote caractérisé de ces misérables crétin(e)s d’Égyptien(ne)s.

Quand un peuple d’outre-Méditerranée vote selon ses inclinations: l’éditocratie française le tance, d’abondance – car elle ne supporte pas du tout qu’il s’exonère si effrontément des directives de l’Occident, qui a quand même, dans ces matières, plus d’expérience que les Boug… Que les Arabes, oui, ou non?

Mais quand la réaction latino-américaine saute à pieds joints sur la démocratie: l’éditocratie française ferme à double tour sa petite bouche – parce que bon, est-ce qu’on sait si c’est vraiment un pustch, d’abord?

Et quand bien même c’en serait un: qui nous dit qu’il n’est pas légal?

Et quand bien même il ne le serait pas: est-ce que Christophe Barbier ne vient pas de nous expliquer que les Paraguayen(ne)s devraient surout pleurer de joie de n’être pas tombés dans les griffes d’une tyrannie barbuda?

À mon avis: ça nous dit quelque chose sur l’éditocratie française.

[^2]: Dont tu dois éviter de prononcer le nom si tu as le nez pris, ça peut rapidement devenir pénible pour tout le monde.

[^3]: Si j’oublie pas.

[^4]: Qui néglige cependant de préciser qu’elle a aussi fait quelques morts…

[^5]: Presque partout dans le monde, cette façon de procéder s’appelle une dictature: il n’y a guère qu’en Corée du Nord et dans les éditoriaux de Christophe Barbier (et dans quelques autres lieux désolés) qu’on trouve, pour la désigner, des formules orwelliennes.

[^6]: Sauf ceux d’Alain Gresh, d’accord, mais lui, c’est pas pareil, tout le monde sait qu’il connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît l’Obersturmbahnführer Tariq Ramadan.

Publié dans
Les blogs et Les blogs invités
Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don