Mais dans quel monde vit-on !

Christine Tréguier  • 14 mars 2013
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À force de flipper sur le fric, sur l’insécurité distillée à longueur de « jité », à force de s’angoisser à l’idée de perdre ce travail qu’ils détestent-mais-comment-tu-veux-faire-autrement, de penser à leur petite boutique, à leur petite retraite, à leur petite famille qu’ils aiment, mais mal, à leurs enfants qui grandissent et qu’ils ne connaissent même pas, à force de privilégier le moi-moi-je-moi-même, les habitants de cette planète, en grande majorité, omettent de voir le monde dans lequel ils vivent. Un monde où règnent en maîtres les brutes épaisses, les prédateurs/trices sans vergogne, les tortionnaires de peuple sanguinaires, les « zéluEs » égotiques, vénaux et stupides à en pleurer, les hauts fonctionnaires corrompuEs, les cadres arrivistes et incompétentEs, les chefaillonNEs de services mesquinEs et sadiques et les conNEs-à-tous-les-étages. Tous savent que ce n’est pas le monde qu’ils voulaient et ils s’en plaignent d’ailleurs abondamment. Mais que font-ils ? Ils regardent ailleurs, ils mettent la tête dans le sable. Ils ne mouftent pas – la politique de l’autruche, de la majorité silencieuse qui ne dit mot et qui consent, est tellement plus confortable. Ils se contentent de battre des bras en répétant à quiconque évoque le changement qui pourrait venir, bien trop anxiogène : « Mais qu’est-ce que tu veux faire, on ne peut rien faire ! »

Cette minorité de tyranneaux de basses-cours méprisent royalement la masse de ceux qu’ils nomment avec commisération « le peuple », ou encore « les usagers », les « utilisateurs », les « clients », les spectateurs/auditeurs/lecteurs, pour ne pas dire « les cochons-payants ». Ils ne craignent plus ce « peuple », convaincus de l’avoir définitivement maté à coups de triques fiscales, d’augmentation des services de première nécessité et de gel des salaires, de loyers indécents et de menaces perpétuelles de licenciement. Leur meilleur antidote à la « rebellitude » c’est la politique du « travailler plus et plus longtemps pour gagner moins ». Et surtout, pour ne pas penser, et se satisfaire des plaisirs frelatés de la consommation, de la e-marchandise et de la e-communication. Politique qui n’est jamais dévoilée comme telle, mais au contraire présentée comme condition du bonheur consumériste moderne et juste compensation du supplément de vie offert par le progrès technique, les sciences et les multinationales réunis.

Cette pratique globalisée du mensonge et de la « novelangue » permanents se double d’un coûteux arsenal sécuritaire, prétendument efficace, fait de lavage médiatique de tranches de cerveaux, de statistiques apeurantes et d’échos incessants de leurs traques aux terroristes et aux « ennemis intérieurs », aux fraudeurs, familles à risques, décrocheurs, délinquants et autres jeunes ne suivant pas « le droit chemin ». Contribuent également au maintien de la « paix sociale », et à la croissance de leurs bénéfices, la « requalification urbaine » (à vocation sécuritaire elle aussi), le déploiement massif d’outils de contrôle hi-tech et quelques interventions guerrières supposées apporter la « démocratie » aux autres peuples, trop « sous-dév » pour en trouver eux-mêmes le chemin.

Tout à leurs prévarications pour maintenir et renforcer un modèle de croissance irrémédiablement dépassé et dysfonctionnel, ils étalent désormais sans vergogne leur avidité, leurs appétits insatiables de profits, leur cruauté de « saigneurs » et leur indifférence méprisante pour tous ceux qui n’appartiennent pas à leur caste de privilégiés.

Chaque jour apporte de nouveaux exemples de l’indécence de cette minorité régnante : la filiale d’Airbus dédiée à la construction d’avion de grand luxe pour VIP, les marchands de yachts, de jets privés, de Ferrari et autres voitures grand luxe n’ont jamais autant cartonné que depuis quatre ans ; le luxe, la haute couture et ses robes immettables à quelques centaines de milliers d’euros se portent on ne peut mieux ; les ventes immobilières de propriétés remarquables ne connaissent pas vraiment la crise. Pendant que Bachar massacre son peuple en Syrie, Madame fait part de ses derniers achats et organise des soirées mondaines, et les nababs de Davos vont bien, merci.

Les États-Unis et leurs alliés envoient des drones-tueurs aux quatre coins de la planète pour « traiter » tel ou tel objectif, s’excusent platement des bavures, de plus en plus fréquentes, diffusées en direct au « jité », tandis que les chefs des armées font la sourde oreille quand ONG ou hauts gradés demandent qui sera jugé pour homicide volontaire : le drone ou son pilote ? Don’t panic, everything is under control ! Les Nations unies laissent crever les malades du sida, parce que la vie des pauvres vaut moins que les profits liés aux foutus brevets de Big Pharma. Les gouvernements, de droite comme de gauche, pour complaire au business, ferment les yeux sur les pollutions (nucléaires, chimiques, biogénétiques, etc.) et les aident à restreindre nos libertés, à vendre nos vies par segments au plus offrant, à déterminer ce que nous avons le droit d’écouter ou regarder, et comment nous pouvons nous informer et communiquer, etc.

-Éphéméride anarchiste

-[Discours de la servitude volontaire - Wikisource->http://fr.wikisource.org/wiki/Discoursdelaservitudevolontaire ]

Fruits, légumes, poissons et viandes dégueulent de produits pharmaceutiques. L’air est pollué mais heureusement les mesures fournies par les capteurs placés dans les parcs ou en hauteur restent rassurantes. Encres, phtalates, dioxines et autres saloperies migrent direct dans nos organismes. Paysans, ouvriers, consommateurs seniors, quadras, ou quinquas et enfants, nous payons tous le prix de ce laisser-faire par des dégénérescences cellulaires accélérées dues à leurs molécules létales et au stress d’une vie qui ressemble plus à une forme d’esclavagisme soft qu’à une forme d’existence. Ils vont même jusqu’à nous reprocher d’être trop souvent malades, de gonfler le trou de la Sécu, de ne pas travailler assez, de ne pas nous sacrifier assez pour pallier leur lamentable gestion du monde.

Arrêtons ici la liste des doléances qui pourrait remplir tout un journal et qui ne mènent finalement qu’à une seule question : quand le « peuple » va-t-il réagir ? Quand la majorité silencieuse sortira-t-elle la tête du sable pour simplement dire à ces « saigneurs » indécents que l’heure a sonné. Que le temps de la soumission est fini, f-i-fi-n-i-ni ! Que les cochons-payants se rebiffent et en ont marre, comme disait si bien Siné, « de se faire marcher sur la gueule » .

Cette chronique a été écrite le 6 mars, jour de la naissance d’Henri Jeanson (1900-1970) journaliste, pamphlétaire, dialoguiste de cinéma ( Hôtel du Nord et Boule de Suif entre autres) et pacifiste libertaire. Ses articles dans le journal Solidarité internationale antifasciste et la signature d’un tract « Paix immédiate », lui ont valu de se faire embastiller par la police française, en novembre 1939, alors qu’il se rendait à la conscription. L’un de ses papiers avait pour titre : « En ces temps où tout augmente, seule la liberté diminue » [^2].

Elle sera publiée le 14 mars, jour de la naissance, en 1896, de Louis-Émile Cottin – qui a déclaré lors de son procès pour tentative (manquée) d’assassinat de Clémenceau : « Je ne comprends pas la société actuelle… Elle est autoritaire et n’engendre qu’une foule de malheurs. Cette autorité a toujours été un épouvantail entre les mains des gouvernants au détriment de la masse. Je tiens tous les gouvernements responsables de toutes les guerres ayant eu pour résultat le meurtre de millions d’individus » . Jour de naissance aussi, en 1853, de l’Agitazione, journal publié par Malatesta qui écrivait alors : « Selon nous, tout ce qui tend à détruire l’oppression économique et politique, tout ce qui sert à élever le niveau moral et intellectuel des hommes, à leur donner conscience de leurs droits et de leurs forces et à les persuader d’en faire usage eux-mêmes, tout ce qui provoque la haine contre l’oppression et suscite l’amour entre les hommes, nous approche de notre but […]. »

Un siècle et des brouettes plus tard, le monde a certes changé, mais les constats lucides de ces hommes de courage sont aujourd’hui toujours valides. Il va falloir beaucoup d’Henri Jeanson, de Louis-Émile Cottin et de Malatesta pour le redire haut et fort et secouer le joug de cette « servitude volontaire », brillamment analysée, en 1549, dans son fameux Discours par Étienne de la Boétie, jeune étudiant en droit de… dix-huit printemps.

[^2]: Faits et citations empruntés à l’Éphéméride anarchiste.

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