LGV Lyon-Turin : le troublant courrier de soutien d’un magistrat au grand projet inutile

La déclaration d’utilité publique autorisant les travaux du pharaonique projet de liaison ferroviaire à grande vitesse entre Lyon et Turin est accusée de conflits d’intérêt. Nous publions en exclusivité le contenu d’un courrier mettant au jour les relations entre le vice-président du tribunal administratif de Grenoble et le président de la commission d’enquête publique chargée du dossier.

Thierry Brun  • 18 octobre 2013
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La déclaration d’utilité publique (DUP) des travaux destinés à créer un itinéraire d’accès côté français au chantier de la future ligne ferroviaire à grande vitesse Lyon-Turin, dont le décret signé par Jean-Marc Ayrault a été publié le 25 août, est l’objet d’une nouvelle procédure judiciaire .

La Coordination des opposants au Lyon Turin (CLT) ainsi qu’une autre association ont entamé une « procédure contre l’excès de pouvoir du préfet de l’Isère » et déposé un recours contentieux au tribunal administratif de Grenoble, dans lequel ils pointent ce qui constitue à leurs yeux « un défaut d’impartialité, un défaut d’indépendance, un défaut de vigilance, un défaut de diligence, une dissimulation intentionnelle » . Les opposants dénoncent les conditions d’une enquête publique portant sur un projet évalué par la Cour des comptes et les services du Trésor à 26,1 milliards.

Le 12 juin, la Coordination et des élus avaient déposé un recours au préfet de l’Isère « pour lui révéler des faits concernant des commissaires enquêteurs, de nature à justifier l’engagement d’une procédure de radiation de la liste des commissaires enquêteurs. Le Préfet disposait d’un délai de deux mois pour répondre à cette demande et ne l’a pas saisi, rejetant implicitement le recours » . C’est à la suite de ce rejet que les opposants ont entamé une nouvelle procédure qui, cette fois-ci, vise les décisions du tribunal administratif de Grenoble.

Les opposants s’appuient sur plusieurs faits et documents pour étayer leur demande d’annulation de la déclaration d’utilité publique , notamment sur un courrier électronique dont nous avions révélé quelques extraits dans un billet de blog daté du 2 décembre 2012, intitulé : « Un tribunal administratif juge et partie ? » (voir ici) . Nous publions ci-dessous la copie intégrale de ce courrier de Pierre Dufour, vice-président du tribunal administratif de Grenoble , adressé à Pierre-Yves Fafournoux, qui a présidé la commission d’enquête publique concernant le projet de création d’une nouvelle liaison ferroviaire entre Grenay (Isère) et Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), dans le cadre du projet de liaison ferroviaire entre Lyon et Turin.

Le courrier du vice-président du tribunal administratif de Grenoble

« Je suis totalement convaincu de la bonne foi de la commission et de l’intégrité de ses membres. J’ajouterai -et c’est vraiment l’essentiel- que le travail que vous avez fourni est tout à fait remarquable, par l’ampleur de la tâche, de la précision des observations et l’apport extrêmement intéressant de vos conclusions très motivées », écrit Pierre Dufour, le 10 octobre 2012, dans ce courrier adressé à Pierre-Yves Fafournoux. Le magistrat réagit suite aux deux demandes d’annulation d’enquêtes publiques qui ont été adressées aux préfets de l’Isère, du Rhône et de Savoie par des membres de la Coordination des opposants au projet Lyon-Turin.

Pierre Dufour estime que ### « les opposants au projet cherchent tous les angles d’attaque possibles, en passant sous silence les nuances et la finesse de votre travail, pour ne retenir qu’une vision manichéenne des choses ; cela est malheureusement classique ». Le vice-président du tribunal administratif de Grenoble donne son opinion dans cette affaire, alors que le tribunal n’a pas encore rendu sa décision suite aux requêtes en annulation.

La Coordination évoque aussi un « défaut de vigilance » du tribunal pour d’autres faits qui mettent en doute la sincérité de la commission d’enquête présidée par Pierre-Yves Fafournoux, désignée par une décision du tribunal administratif de Grenoble, en date du 25 novembre 2011.

Nous avions révélé de probables conflits d’intérêt au sein de cette commission, dans un article publié de la numéro de Politis daté du 4 octobre 2012, intitulé : « Lyon-Turin : erreur sur toute la ligne » (voir ici), largement repris par les confrères et dans les demandes d’annulation de l’enquête publique. Guy Truchet, membre de la commission d’enquête présidée par Pierre-Yves Fafournoux, est un des commissaires enquêteurs concernés par les procédures. Guy Truchet n’est autre que le frère de Roger Truchet, dirigeant de Truchet TP. Cette entreprise est nommément citée dans le rapport de la commission d’enquête, qui invite « RFF à étudier le mémoire de l’entreprise Truchet TP, qui propose de mettre à disposition du projet un terrain de 9 hectares [pour y stocker] 950 000 mètres cubes de déblais, après autorisation d’extraction de matériaux alluvionnaires » , moyennant finance.

« Compte tenu des enjeux financiers, pour le bénéficiaire de cette recommandation, et du lien parental direct, le commissaire enquêteur aurait dû, à notre sens, renoncer à sa fonction conformément à la règle déontologique » , avait souligné la Coordination ainsi que des élus. « Dans le cas présent, il semble avéré que le président n’a pas eu la vigilance suffisante pour détecter cette entorse à la règle déontologique » , ont aussi écrit les opposants. Or, c’est dans le cadre de ces recours en annulation que Pierre-Yves Fafournoux a écrit une lettre au tribunal pour expliquer la position de la commission dans cette affaire. Et c’est en réponse à ce courrier que le vice-président du tribunal administratif de Grenoble écrit à celui qui présidait la commission d’enquête publique, désignée par le même tribunal.

La Coordination avait aussi relevé le 6 décembre 2012 l’absence de déclarations de conflits d’intérêts des membres de la commission, qualifiée « de partiale, tant par la méthode utilisée que par son contenu » . En ce qui concerne le cas du président de ladite commission d’enquête, la Coordination avait souligné « la présence de commissaires enquêteurs dans plusieurs enquêtes publiques liées entre elles et perdant ainsi leur sens critique et leur impartialité en ne pouvant se déjuger » , ainsi que « la présence de commissaires enquêteurs “enquêtant” au sein de différentes commissions d’enquête pendant la même période et ne pouvant donc se consacrer pleinement à un dossier de plus de 2 500 pages extrêmement techniques » . Les noms des commissaires enquêteurs relevés sont ceux de Pierre-Yves Fafournoux et de Gérard Blondel, que l’on retrouve dans le recours contre la déclaration d’utilité publique.

L’acharnement du gouvernement à lancer le grand projet de liaison à grande vitesse fret et voyageurs entre Lyon et Turin est d’autant plus suspect que la Coordination des opposants au Lyon Turin (CLT) rappelle que « la ligne existante est largement suffisante pour transporter les marchandises circulant dans les Alpes entre la France et l’Italie » . Passant outre les recommandations de la commission « Mobilité 21 », le gouvernement a transmis à l’Assemblée nationale un projet de loi de ratification de l’accord franco-italien du 30 janvier 2012 engageant la France dans la construction de la LGV Lyon-Turin, en vue de son adoption le 31 octobre .

Lire à ce sujet le texte des Amis de la terre  ici

Plus grave, côté italien, le financement du pharaonique projet est convoité par la mafia (voir notre enquête sur ce sujet ici). Dans une question écrite posée au commissaire européen en charge des transports, Siim Kallas, le 18 octobre, la députée européenne allemande Sabine Wils, membre de la Gauche unitaire européenne, détaille le contenu édifiant de la gestion de Lyon Turin ferroviaire (LTF).

Question écrite de la députée européenne Sabine Wils

Voici quelques extraits traduits de ce qu’elle décrit :

– « M. P. Comastri, directeur général de Lyon Turin ferroviaire (LTF), société chargée de réaliser les travaux de reconnaissance du projet prioritaire n° 6 et M. W. Benedetto, directeur des travaux de LTF, ont été condamnés pour trucage d’appel d’offres, par le tribunal ordinaire de Turin, respectivement à huit mois et un an de prison »
– « Les écoutes téléphoniques montrent que M. P. Comastri a soustrait des documents à la justice italienne en les transmettant au siège de LTF à Chambéry », et « il est resté à son poste jusqu’en 2011 avec pouvoir de passer des marchés jusqu’à 10 millions d’euros »
– « Les sociétés Italcoge et Martina Srl, sous-traitantes de LTF, ont été mises en liquidation judiciaire pour banqueroute frauduleuse et répertoriées comme liées à la N’Drangheta, organisation criminelle italienne »
– « La Société Pato Perforazioni, présente et active sur le chantier de La Maddalena, en avril 2013, a perdu son attestation anti-mafia, obligatoire pour opérer sur les chantiers italiens, suite à une décision préfectorale »
– « Au bilan annuel, LTF déclare un coût des investissements mobiliers et informatiques par salarié 4,04 fois supérieur pour les sous-traitants en Italie qu’en France et comptabilise le coût d’un prêt de 7,545 millions d’euros accordé pendant 5 ans, comme avance pour travaux en cours, tandis qu’il n’y a aucun travail en cours »
– « Mme Lorenzetti, présidente de Italferr, subsidiaire d’ingéniérie des chemins de fer italiens et fournisseur de LTF, vient d’être arrêtée en Italie pour corruption, association de malfaiteurs et abus de pouvoir ».

La liste est longue et non exhaustive. Elle interroge sur la corruption qui fait de ce grand projet inutile un gouffre financier public.

Temps de lecture : 8 minutes
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