Affaires Bonnemaison et Lambert : quand la justice entérine une révolution

En pulvérisant un peu plus le tabou sur la fin de vie, deux juridictions d’importance — le Conseil d’État et la cour d’assises de Pau — viennent de porter deux coups cinglants à la vieille grille des valeurs qui cimente encore, tant que faire se peut, notre vieux monde en souffrance.

Le Yéti  • 30 juin 2014
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Mardi 24 juin, le Conseil d’État s’est prononcé pour l’arrêt des soins à Vincent Lambert, 39 ans, tétraplégique et plongé depuis six ans dans un état végétatif estimé irréversible par la médecine.

Mercredi 25 juin, la cour d’assises de Pau a acquitté le docteur Nicolas Bonnemaison, jugé pour avoir abrégé la vie de sept de ses patients qu’il considérait comme condamnés.

Il y a bien longtemps que le tabou sur la fin de vie, hérité de la culture judéo-chrétienne et recyclé par une civilisation occidentale « moderne » qui voulait consacrer l’omnipotence de la science des Hommes sur les aléas de la Nature, est battu en brèche dans bien des services de soins dits « palliatifs ».

Mais le fait que ces pratiques de l’ombre soient ainsi officialisées et admises par des instances juridiques émanant de cette même société, remet en question la cohésion et l’existence même, en l’état, de cette dernière.

Une grille hiérarchique de valeurs battue en brèche

Quiconque veut comprendre ce qu’il advient de notre monde d’aujourd’hui aurait tort d’isoler les deux événements analysés ici de leur contexte plus général. Une mise en perspective s’impose.

La révolution morale consacrée par ces deux juridictions dans ces deux cas en apparence distincts est à rapprocher d’autres « accidents » civilisationnels en cours, comme l’effondrement de la valeur-travail, l’implosion de notre organisation économique et financière, ou encore la négation de plus en plus agressive par le commun des mortels de l’autorité politique en place.

Qu’est-ce qu’une société, une civilisation, un « système », sinon une grille cohérente et contraignante de valeurs, reliées par ce que le chirurgien et neurologue Henri Laborit appelait les faisceaux de la gratification et de la punition ? Cette grille hiérarchique fixe de manière autoritaire la place quasi immuable de chacun de ses membres dans cette échelle de valeur. Les mouvements y sont rares, isolés, de faible ampleur, à peine tolérés.

Toute échelle hiérarchique est ponctuellement sujette à des tensions qui contribuent à son évolution. Mais que ces tensions se généralisent et voilà l’ensemble menacé de chaos. Les révolutions naissent de l’effondrement des vieilles grilles hiérarchiques .

Les soubresauts d’un vieux monde en panique

Ce bouleversement historique ne se produit pas sous l’impulsion de l’intelligence humaine ou d’un projet politique mûri. Mais sous la pression de réalités extérieures complexes et convergentes : crises économique, sociale, morale, politique, climatique…

La période de transition avant que n’émerge le monde d’après, je veux dire avant qu’une nouvelle grille de hiérarchies et de valeurs ne se mette en place et se stabilise, est souvent longue, chaotique, douloureuse.

Mais c’est aussi pendant ces périodes d’incertitudes et d’instabilités que des minorités éclairées peuvent espérer convertir les majorités transies à des avancées sociales et humanitaires déterminantes.

Dans les deux cas d’espèce du docteur Bonnemaison et de Vincent Lambert, on objectera les vives réactions de forces « réactionnaires ». Ainsi de l’Ordre des médecins radiant le docteur Bonnemaison. Ainsi de la Cour européenne de justice exigeant qu’on maintienne artificiellement Vincent Lambert en vie le temps qu’elle rende sa décision… d’ici quelques mois !

Mais comme pour toutes les manifestations régressives (la Manif pour tous) ou l’exaltation désespérée de vieilles valeurs rancies, les réactions épidermiques contre les deux décisions du Conseil d’État et de la cour d’assises de Pau sont une nouvelle marque de la panique des tenants d’un ordre en voie de dissolution.

« La crise qui accompagne l’effondrement d’un ordre hiérarchique porte un nom : la panique » (Jean-Pierre Dupuy, philosophe, « La Marque du sacré »)

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