« Carol » de Todd Haynes ; « Mon roi » de Maïwenn

Christophe Kantcheff  • 18 mai 2015
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Carol, de Todd Haynes

[compétition]

Illustration - « Carol » de Todd Haynes ; « Mon roi » de Maïwenn

Dire d’un film que son esthétique est « classique », qu’est-ce que cela signifie ? Le qualificatif est souvent employé dans un sens dépréciatif, une confusion s’opérant avec la notion d’académisme, qui qualifie une œuvre reprenant les canons d’un genre (la comédie romantique, le polar, le mélo…) sans aucune invention mais avec, souvent, une certaine solennité. « Classique », en fait, ne devrait pas induire un jugement de valeur. Un film classique ne déconstruit pas l’image ni la structure narrative, répond aux règles dramaturgiques anciennes, s’ancre à un territoire esthétique (re)connu. Toute la question est de savoir si la forme classique de tel ou tel film est en cohérence avec son projet.

Le nouveau film de Todd Haynes, Carol , d’après le roman de Patricia Highsmith, est éminemment classique et le moins du monde académique. On a souvent associé son cinéma à celui-ci de Douglas Sirk, parce que certains de ses films y font incontestablement écho ( Loin du paradis ), et parce que Haynes a une connaissance intime de l’auteur des Mirages de la vie . Mais Todd Haynes ne singe pas Sirk, il s’inspire d’un esprit et en emprunte certains traits, mais de biais. Comme, par exemple, celui du travail soigné sur les couleurs et sur les reconstitutions, même si on est loin, ici, de l’exubérance sensuelle sirkienne.

Nous sommes dans le New York du début des années 1950. Deux femmes sont attablées dans un café luxueux, une blonde, Carol Aird (Cate Blanchett), la quarantaine élégante, et une jeune femme châtain, Therese Belivet (Rooney Mara), beaucoup moins élevée socialement. Un gars passe à côté de leur table, hèle sans façon Therese qu’il reconnaît, et les deux femmes sont amenées à se séparer. Carol s’éclipse rapidement, tandis qu’on sent que Therese est en proie à une forte émotion. Tout le film est ensuite construit sur un flashback pour nous ramener finalement à ce moment initial, qui va décider du sort du couple des deux femmes.

Car c’est en effet une histoire d’amour entre deux femmes, aux Etats-Unis dans les années 1950, que raconte Carol . Du coup, la nécessité d’une reconstitution minutieuse, en particulier des intérieurs bourgeois où vit Carol, dominés par des teintes beige, cuivrées ou vert foncé, s’impose. Ces décors confortables et cette lumière non extravertie, suggèrent un conformisme que peut venir bouleverser, par exemple, un rouge tranché ou un mouvement vif. Autrement dit, l’homosexualité assumée d’une femme.

Mais cette atmosphère esthétique sage, aux couleurs assourdies, permet aussi de montrer sans ostentation la montée progressive du feu du désir entre les deux femmes. La braise sous la glace, disait-on des blondes qui peuplaient le cinéma hitchcockien. C’est ainsi que Todd Haynes filme Carol/Cate Blanchett, tandis que Therese découvre peu à peu son identité sexuelle. Celle-ci l’avait sans le savoir esquissé dès leur première rencontre, quand Carol était entrée dans un magasin de jouets pour acheter le cadeau de Noël de sa fille, et que Therese, derrière son comptoir de poupées, lui avait expliqué que le meilleur article en vente était un train électrique, un jouet de garçon qui avait sa préférence quand elle était petite…

Les circonstances de cette première rencontre ouvrent le chapitre des rapports de classe entre les personnages, également au centre de la plupart des films de Sirk. Au sommet, il y a le mari de Carol (Kyle Chandler), avec lequel elle est en instance de divorce, qui, dans cette société patriarcale, a l’assurance de détenir tous les droits (notamment sur leur enfant), et ne se prive pas, pour réunir les preuves nécessaires de l’« inconduite » de sa femme, de recourir à des moyens douteux. Mais le rapport entre Carol la cliente bourgeoise et Therese la jeune vendeuse est aussi déséquilibré. Si assumer ce qu’elle est à la face de son monde terriblement conventionnel requiert de la première un courage incontestable, elle impressionne la seconde, l’attire à elle. Therese entre dans un univers de luxe en même temps qu’elle succombe à l’aura de Carol.

Il faut donc se méfier de l’apparence un peu glacée de Carol et du classicisme distingué de ce film en costumes. Il couve des passions subversives et n’écarte pas la dimension matérialiste à l’intérieur des couples, quels qu’ils soient, souvent omise ailleurs. Certains s’en étonneront peut-être, pourtant Carol est bien un film politique.

Mon roi, de Maïwenn

[compétition]

Illustration - « Carol » de Todd Haynes ; « Mon roi » de Maïwenn

On me dit qu’un film de Maïwenn, Mon roi , est entré en lice aujourd’hui. Je ne m’en suis pas rendu compte. Plus exactement je n’avais pas réalisé que cette petite chose vue ce matin avait une quelconque importance. Encore moins qu’il s’agissait d’un film sélectionné dans la compétition officielle. Un des quatre films français, qui y méritait donc toute sa place vue la concurrence… Dans cette petite chose, un couple (interprété par Vincent Cassel et Emmanuelle Bercot) s’aime puis s’aime, puis s’aime pas puis s’aime pas. Puis s’aime et s’aime pas, enfin s’aime et s’aime pas. « Belotte et rebelotte ! », comme disait ma grand-mère. Maïwenn démine consciencieusement les quelques enjeux dramatiques qui auraient pu donner une consistance à ce qu’elle a filmé. Quant au mouvement qu’elle imprime à l’ensemble, il fait songer à « Tournez manège ! », indéfiniment circulaire. Vincent Cassel ne s’en sort pas mal (c’est dire s’il est bon acteur), et Louis Garrel, dans un petit rôle, a le comique dans la peau. On conseillera une adresse de DVDthèque à Maïwenn pour qu’elle y empreinte les films de John Cassavetes ( Love stream , notamment). Le temps qu’elle les visionne sera autant de gagner pour ne pas la retrouver en compétition officielle, où elle n’aurait jamais dû paraître.

Temps de lecture : 6 minutes
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