« Cemetery of Splendour » d’Apichatpong Weerasethakul

Christophe Kantcheff  • 20 mai 2015
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« Cemetery of Splendour », d’Apichatpong Weerasethakul

[Un certain regard]

Illustration - « Cemetery of Splendour » d'Apichatpong Weerasethakul

Des soldats sont alités dans un hôpital. Tous sont plongés dans une maladie du sommeil dont ils ne sortent pas, ou seulement pour de brefs moments. Jenjira, une ancienne institutrice, dont l’école a été transformée en cet hôpital de fortune, se rend chaque jour au chevet d’un jeune soldat beau et solitaire, Itt (Banlop Lomnoi). Ainsi commence le nouveau film d’Apichatpong Weerasethakul, palmé d’or en 2010 pour le sublime Oncle Boonmee , mais qui n’a pas eu les honneurs de la compétition cette fois-ci (pourquoi ?). Le cinéaste est allé tourner dans le nord-est de la Thaïlande, l’Isan. C’est-à-dire la région où il a grandi, plus exactement dans la ville de Khon Kaen. Quand il y est retourné après plusieurs années, explique-t-il dans le dossier de presse, tout avait changé ou presque.

La présence d’une grande pelle mécanique creusant le terrain devant l’hôpital où dorment les soldats n’est donc en rien anecdotique. Le cinéaste retourne des souvenirs comme on retourne la terre. Des souvenirs qui ne sont pas seulement les siens, mais ceux des générations et même des siècles passés. Son film visite le « cimetière de la splendeur » , comme le dit magnifiquement ce titre modianesque.

La référence au récent lauréat du prix Nobel de littérature pourrait paraître incongrue si Patrick Modiano ne faisait surgir des êtres enfouis dans le passé, rendant vie, le temps d’un livre ou le temps d’un rêve, à des fantômes perdus dans les limbes. Le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, en accord avec la culture bouddhiste, procède de la même « révélation » de ce qui sans lui resterait invisible.

Ici, le fluide qui abolit les frontières entre le passé et le présent, entre les songes et la réalité, passe par les mains d’une jeune médium, Keng (Jarinpattra Rueangram). Celle-ci a le don d’entendre et voir les rêves des soldats endormis. Elle fait part à Jenjira de ce que vit Itt quand celui-ci a les yeux fermés. Il est plongé dans des siècles lointains, mythologiques, au service des rois qui se faisaient alors la guerre. Ces rois reposent dans un cimetière situé à l’endroit même où se trouve l’hôpital aujourd’hui. C’est pourquoi les soldats restent endormis : toute leur énergie est captée par ces batailles auxquelles, en rêve, ils participent.

Pour Apichatpong Weerasethakul, soigner et voir procèdent d’un même élan. La thérapie, pour sortir Itt de son endormissement, consiste à entrer dans ses rêves, à les partager, sans doute pour le soulager de leur poids. Le film suscite ainsi des états de grande disponibilité, notamment grâce à des lampes phosphorescentes aux couleurs changeantes et quasi hypnotiques, qui ont pour vocation d’agir sur les personnages… ainsi que sur les spectateurs ! Les dons de Keng lui permettent aussi de se laisser investir par l’esprit de Itt et de l’incarner. Il prend littéralement sa place. Ainsi, Itt/Keng fait visiter à Jenjira les merveilles d’un palais royal qui se trouvait jadis où se situe aujourd’hui une forêt. C’est cette forêt, ses arbres et sa végétation, qui est à l’écran, mais les mots d’Itt/Keng suscitent des images somptuaires.

La magie mélancolique d’Apichatpong Weerasethakul n’est jamais dénuée de scènes audacieuses, presque sexuelles. Comme cette séquence où Jenjira, à la jambe blessée et difforme, dénude celle-ci devant Itt/Keng, qui se met à la caresser et à la lécher pour la soigner. La comédienne qui incarne Jenjira, Jenjira Pongpas Windner, réellement handicapée, n’est pas une inconnue dans le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul : elle y apparaît ça et là depuis Blissfully Yours . Mais elle n’y avait jamais déployé une si grande palette d’émotions.

On peut suivre le cours de Cemetery of Splendour comme un doux voyage hallucinatoire, dont les visions poétiques ne sont pas toutes éthérées : le sang, l’urine ou la défécation y ont aussi leur place. Mais le film mène aussi à cette interrogation : de quelles terreurs sont faits les sous-sols de nos existences ? En Thaïlande, où règne une junte militaire et où la violence d’État est instituée depuis longtemps, la question prend des accents assurément sombres. C’est sans doute le sens de ce dernier plan où Jenjira ouvre grands les yeux pour se réveiller.

Temps de lecture : 4 minutes
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