C’est toujours le même film qui passe…

Il est des sujets sur lesquels on aimerait ne pas avoir à revenir encore et encore, mais soit il ne se passe rien, soit les choses stagnent ou se répètent _ad libitum_. C’est le cas en ce qui concerne l’état d’urgence, prolongé en France pour la cinquième fois. C’est aussi le cas pour le droit d’auteur où la chasse aux partageux sévit toujours. Quant à la protection des données personnelles, elle devrait être « encadrée » par un nouvel accord transatlantique d’ores et déjà dénoncé comme scélérat par plusieurs associations dont l’UFC Que Choisir.

Christine Tréguier  • 15 décembre 2016
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C’est toujours le même film qui passe…
David Pommier - Train qui passe. http://www.my-art.com/davidpommier/designs/train-qui-passe

« État d’urgence : quinquies repetita ! », titre la Quadrature du Net (QDN) après le vote le 14 décembre par l’Assemblée nationale d’une prolongation de l’état d’urgence jusqu’au 15 juillet 2017. Le Sénat devrait valider la mesure dès le 15 décembre. « _La France s’installe dans un état de suspension des droits permanent, et donc dans une régression des libertés fondamentales qui devient, jour après jour, de plus en plus difficile à enrayer », dénonce l’association.

La chose est d’autant plus critiquable que ce « mode de gouvernement permanent dérogatoire à l’État de droit » ne présente qu’un apport extrêmement faible dans l’ouverture de procédures judiciaires liées au terrorisme. C’est Dominique Raimbourg, président de la commission des lois et de la commission de contrôle parlementaire de l’état d’urgence, qui le dit.

Le rapport d’information de la commission, publié le 6 décembre, constate « _qu’une très grande majorité d’arrêtés ne vise pas de circonstances particulières » et ne relèvent donc « plus d’une logique d’urgence et d’exception mais, en fait, se substituent aux mesures de droit commun ». C’est le cas des très nombreuses mesures d’interdiction de séjour (durant la mobilisation contre la loi travail) et des assignations à résidence (pendant la COP 21), prises à bon compte sur le dos de cette urgence anti-terroriste.

Le vice-président du Conseil d’État s’est lui aussi inquiété publiquement dans Le Monde, notant que la loi ne stipule aucune limite de fin de l’état d’urgence, permettant son renouvellement sans contrainte après le 15 juillet :

Deviendra-t-il impossible de vivre un seul événement d’ampleur nationale dans ce pays sans être sous état d’urgence ? Après les élections régionales et la COP 21 en décembre 2015, l’Euro de football en juin 2016 a servi également de prétexte à des renouvellements de l’état d’urgence. Aujourd’hui, ce sont les élections. En juillet 2017, quel sera l’argument employé pour prolonger encore l’état d’exception ? Nul doute qu’il y aura toujours une « bonne raison » pour contourner l’État de droit. Nous l’expérimentons déjà en France avec le plan Vigipirate, appliqué presque sans discontinuer depuis 1995.

La Commission nationale consultative des Droits de l’homme (CNCDH) vient de leur emboiter le pas. Assez virulent, son Avis contre un état d’urgence permanent qui sera bientôt en ligne   » appelle instamment les pouvoirs publics à mettre fin à l’état d’urgence et à renoncer sans délai au droit de dérogation qu’ils ont exercé en vertu des articles 15-1 de la Convention européenne des droits de l’homme et 4-1 du Pacte international sur les droits civils et politiques. »_

Bis repetita pour la question de la protection des données personnelles transférées vers les États-Unis. Feu l’accord Safeharbor – invalidé en 2015 par la cour de justice de l’Union européenne pour protection insuffisante des consommateurs européens – a été remplacé par un nouveau traité transatlantique dénommé Privacy Shield adopté le 8 juillet 2016.

L’accord a d’emblée fait l’unanimité contre lui, critiqué par le Parlement européen, plusieurs gouvernements, les CNIL et les associations européennes de consommateurs. Il se contente d’exiger un « niveau de protection adéquate », n’exclut pas la collecte massive d’informations par la NSA et les services de renseignement américains, qui doit être, promis juré, « réduite », sans plus savoir quand et comment.

Enfin, le droit des utilisateurs au recours effectif et à l’accès à un tribunal impartial prévu dans les textes européens, est remplacé par un dispositif de réclamation « stratifié et complexe » aboutissant à la saisine d’un médiateur nommé par le secrétaire d’État américain. Et ce, uniquement en cas de « modification substantielle de la finalité du traitement », donnée bien évidemment impossible à connaître pour un simple usager.

L’UFC Que Choisir vient donc officiellement d’apporter son soutien aux deux recours en annulation qui avaient été déposés en septembre 2016 devant le tribunal de l’Union européenne par un groupe irlandais de défense de la vie privée « Digital Right Ireland » et par les « Exégètes amateurs » (réunissant la QDN, French data network et la fédération FDN).

Quant au sujet de la protection du droit d’auteur, il est désormais un oursin dans le pied de l’État français. Les ayants-droits (entendez par là les encaisseurs de droits comme la Sacem et consorts et les producteurs comme Universal) ne désarment pas pour défendre leurs rentes. Ils vont même jusqu’à faire valoir que le piratage organisé de musique serait une source importante de financement des réseaux terroristes pour tenter d’insérer dans la loi des modalités de saisies autoritaires préemptives de données d’échange. Ou d’obtenir le blocage de certains sites de partage non-marchands par des fournisseurs d’accès et d’hébergement littéralement harcelés, voire fermés manu militari.

Suite à celle de Zone Téléchargement, Lionel Maurel, membre de la QDN a réagi dans Le Monde : « C’est une fausse solution au problème : d’autres sites vont immédiatement prendre sa place. Ce n’est qu’un nouvel épisode dans un cycle d’ouvertures et de fermetures qu’on connaît depuis des années. Les industries culturelles se battent contre des monstres qu’elles ont elles-mêmes créés. ». Et d’expliquer qu’en contraignant les pouvoirs publics à faire fermer les serveurs peer-to-peer des débuts (comme Kazaa), puis à pénaliser les échanges non-marchands via la création de la très onéreuse et inefficace Hadopi, les ayant-droits ont contribué mécaniquement « à faire monter les sites de téléchargement direct et de streaming, qui sont centralisés, et pour lesquels la tentation est très forte de faire de l’argent. ». Et en amalgamant une plateforme illégale comme Zone Téléchargement et What.cd (un site communautaire lui aussi fermé par la gendarmerie en novembre), on aggrave encore le mal.

Il existe pourtant des alternatives à ce droit d’auteur anté-numérique et What.cd en fait partie. C’est le prototype du site de partage qui devrait, selon Lionel Maurel, être légalisé, et accompagné par le paiement d’une licence légale. « Le but était d’accéder à de la musique rare, et les gens de What.cd ne faisaient pas d’argent. Pour pouvoir télécharger, il fallait partager des musiques qui n’existaient pas déjà sur la plate-forme. Ce site nécessitait un investissement intellectuel. C’était une des bibliothèques musicales les plus riches au monde. »

Autre piste proposée par le blogueur Emmanuel Cauvin, la création du ROOL – Registre des œuvres et de l’offre de licences, permettant à chaque auteur d’enregistrer tous types d’œuvres et de proposer ses licences. Seraient rendus publics le titre de l’œuvre, sa date de création (ainsi entérinée), les licences d’utilisation et de reproduction autorisées, et le cas échéant l’indication des œuvres antérieures, reprises et utilisées. Car, comme le souligne Cauvin, aujourd’hui « un « utilisateur » n’est plus jamais un utilisateur final. Tout ce qui lui tombe sous la main peut devenir matière à une adaptation, une dérivation, et faire de lui un producteur. L’entrelacement des images dans les sons, et vice-versa, à quoi il faut ajouter les textes, rend nécessaire la mise en place d’un vaste répertoire de référence, mis à jour en continu, répondant à la question « qui a fait quoi ? ».

Alors, Mesdames et Messieurs les parlementaires : pourquoi ne pas lire ces rapports et propositions qui vous arrivent par mail et proposer/voter des lois qui prennent en compte leurs conclusions ? Pourquoi ne pas en finir avec cet état d’urgence indigne et contre-productif, exiger une protection digne de ce nom aux transferts transatlantiques des données personnelles d’utilisateurs dont vous-même faites partie, et enfin inventer un autre droit d’auteur, plus adapté, plus ouvert et équitable et plus distribué ?

Sur le web :

Le site des Exégètes amateurs

L’analyse de Lionel Maurel dans Le Monde

Le ROOL proposé par Emmanuel Cauvin dans Rue 89

Publié dans
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Temps de lecture : 7 minutes
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