Vous dégusterez bien quelques écrits, images et musiques ?

Pour échapper en cette fin d’année à l’habituel exutoire de la gabegie alimentaire et consumériste, peut-être préférerez-vous, comme certains, faire bombance autrement. En offrant et en consommant des mets plus spirituels, des pages emplies de rêves et d’images qui donnent envie de soi-même écrire, photographier, produire quelque chose de partageable avec les autres.

• 21 décembre 2016
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Vous dégusterez bien quelques écrits, images et musiques ?
"Je pense à cette histoire d'un gars qui avait acheté un chapeau sur un marché à Kiev et qui a très vite commencé à souffrir de céphalées dont ni lui, ni les docteurs ne comprenaient l'origine. Et qui est mort, quelques mois après, d'un cancer fulgurant. Au cerveau. , d'un cancer fulgurant. Au cerveau. "
© Alain-Gilles Bastide

J’ai retenu trois ouvrages, qui ont croisés ma route grâce à trois amiEs que je remercie au passage pour leur amitié et leur rôle de vigies infatiguables. Le premier, un livre, fait mal, mais il est salutaire. « Tchernobyl forever, Carnet de voyage en enfer » est l’oeuvre d’Alain-Gilles Bastide, journaliste indépendant et « imagier ». Attiré par les traces des catastrophes environnementales majeures – il a travaillé sur celle passée du naufrage de l’Amocco-Cadiz et celle plus actuelle de l’incendie de la plateforme pétrolière Ixtox-One au Mexique – il est allé chercher en Ukraine quelques images du futur concocté par l’inconscience de nos élites. Un futur invisible, que les responsables cachent et qu’il a cueilli dans les résidus de vie nucléarisée abandonnés à Tchernobyl ou à Prypiat par les habitants, et dans les forêts alentour d’où les métaux irradiés s’évadent incognito pour quelques poignées de dollars. Deux ans durant il a préparé son projet, puis il a emmené avec lui quelques étudiants pour un travail de mémoire in situ. Il est ensuite resté seul, arpentant plus avant ce territoire dévasté, appareil photo et compteur Geiger en main, pour ramener les traces de l’accident inéluctable, rejeton d’un progrès fantasmé, comme l’explique si bien Paul Virilio. Cette panne qui advient « puisque l’air est rempli de poussières qui peuvent corroder le réacteur ». En l’occurrence là, les poussières étaient des appétits et des négligences humaines.

Ses images sont émaillées de récits et témoignages collectés sur place. On sent l’homme respectueux de ceux qui vivaient là, soucieux de ne pas troubler l’apparent calme moléculaire, gardant une distance pour mieux nous faire toucher de loin cette réalité. Les images sont à la fois terriblement belles et magnifiquement effrayantes, et c’est sur cette dualité qu’il compte aussi pour capter le regard et l’attention de ceux qui passent. Pour qu’ils s’arrêtent et l’écoutent parler de ceux pour qui il a décidé de faire ce travail, ceux à qui nous devons redonner un avenir, les dizaines de milliers d’enfants de Tchernobyl. Pour la petite histoire, de passage chez les mayas, qui n’avaient jamais entendu parler de Tchernobyl, il a présenté ses images et ses textes traduits dans leur langue. Et il sourit encore d’avoir pu leur lire ce poème de Prévert qui commence par « Heureux le coeur du monde sur son jet de sang » et s’achève sur « malheureux les conscrits visant le coeur du monde en éclatant de rire ». Ce raccourci géotemporel est une des nombreuses façons qu’a A-G Bastide d’aménager « des espaces de convictions » pour mieux y distiller ses « solutions imaginaires ». Qu’on se le dise, son livre n’est pas cauchemardesque mais au contraire emprunt d’un puissant optimisme dans les capacités de l’humain à dépasser la bétise.

Le second ouvrage, est une revue au nom évocateur, Kanyar, qui à lui seul entraine aux quasi-antipodes, en territoire réunionnais. C’est la cinquième du genre et malheureusement peut-être la dernière. Son âme, André Pangrani (rédacteur en chef du mensuel satirique Le margouillat et de la revue graphique Le cri du margouillat), celui qui l’a fait vivre et exister depuis 2013, a embarqué pour l’au-delà en juillet 2016, depuis la Russie dont il allait faire, par amour, son nouveau territoire d’élection. Kanyar c’est… comment dire… le plaisir d’écrire fait texte imprimé. André avait le chic pour détecter les envies de ses contemporains et les pousser à passer à l’acte. Ainsi Jean-Christophe Dalléry, à l’origine journaliste, graphiste et bédéiste, a rejoint la revue pour composer ses (fort belles) maquettes, avant de glisser vers les mots. En sont sortis deux épisodes d’une saga sur la guerre de 14-18, Borussia Daressalam, narrant les aventures de soldats allemands dans cette colonie d’Afrique orientale. Marie Martinez, journaliste et chroniqueuse littéraire au Margouillat, est une régulière de la revue. Dans ce numéro elle signe Clos, tentative de disparition d’une Clotilde, supposée être en vacances et qui se terre chez elle trois semaines durant. « Elle avait acheté un carnet pour tout noter, libérer le débordement. Elle restait des heures sur un banc, à écrire, écrire encore ce qu’elle en pouvait pas pleurer. » Un ultime texte d’André Pangrani « La joue déchirée » a été inclus dans la revue. Il exhale toutes les saveurs de la Réunion, mêlant le français et un créole fleuri sortant de la bouche de deux adolescents, Mathilde (15 ans collégienne) et Johnny (apprenti à tout faire), et de leurs proches. Extrait choisi « Mathilde arriva au collège et trois élèves qui jouaient au kanyar devant la grille, bien déterminés à bashé_, la traitèrent de «_ fanm pitin ». … Elle entra dans la salle de classe et s’assit au fond. Mais ce n’était pas sa classe. Elle ressortit et tout le monde té i moukat a èl – rires gras. ». C’est drôle et insolent, ça surpasse toutes les gâteries sirupeuses de Noël, et si vous vous demandez ce que signifie ce mot-titre, bande de kanyars, allez donc chercher sur le site de la revue.

La troisième friandise, clôturant ce banquet riche mais frugal, est un coffret composé d’un DVD d’un CD et d’un livret intitulé « Mélusine, récit en trois mouvements et treize tableaux », signé Emmanuelle K. Des mots mêmes de son auteure, c’est « un poème d’amour de musique et d’errance ». C’est le récit écrit et chanté, sauvage et (im)pudique, des rencontres d’Emmanuelle dont le corps et le coeur trois fois se prennent et se perdent aux vertiges de l’amour. C’est le dit intouché de Mélusine, femme archétypale à la fois fée et sorcière. C’est l’aventure d’une création symbiotique entre une poète Emmanuelle K., un peintre Pierre Jaouên et un compositeur Emmanuel Bex gravé sur deux galettes de plastique et qui parfois se performe. Sur le DVD un court film de 4 minutes expliquant la genèse du projet, la collaboration entre les artistes et les aléas de la production, un petit documentaire racontant comment se fabrique un livre d’artiste, et l’oeuvre elle-même. La voix de l’auteure joue les textes, la caméra du banc titre effleure les aquarelles et la musique s’infiltre entre les couleurs et les mots jusqu’à nous atteindre. On est pris dans les tourbillons de souvenirs d’Emmanuelle K. , femme jusqu’au bout de ses rimes. Au coeur du film, un espace où n’existe que le grain du velin surfin et Mélusine en solo, en équilibre dans le vide de la page et de l’espace sonore. Mélusine inconquise, éternellement incomprise. Point d’orgue au milieu des 14 mètres de papier de l’oeuvre originale dont seulement 26 exemplaires ont été tirés. Insuffisant pour Emmanuelle K. qui grâce à une opération de crowdfunding a pu collecter de quoi rééditer 100 autres exemplaires enrichis d’un CD audio où elle et les musiciens interprètent les treize chansons-poèmes.

*Sur le Web*

Le site d’Alain-Gilles Bastide

Un aperçu de Tchernobyl forever

Le site de la revue Kanyar

Le site de Mélusine

Le site d’Emmanuelle K

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Temps de lecture : 6 minutes
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