Ombres sournoises

Marion Dumand  • 8 février 2007 abonné·es

Choc. Le terme est galvaudé. Stéphane Blanquet le blanchit ; il le régénère. Il suffit pour cela d’ouvrir, à n’importe quelle planche, la Vénéneuse aux deux éperons . Sur la page, des formes noires se découpent. Chut. Pas un mot, le silence total emplit ce théâtre d’ombres. Ombres chinoises, ombres sournoises. La bande dessinée devient un écran où se projettent fantasmes et cauchemars. Le lecteur, un môme qui s’éveille la nuit : il surprend des objets quotidiens en pleine métamorphose, scrute leurs contours, n’y découvre que monstres. Fruits de l’imagination ? Peut-être. Mais les terreurs, elles, sont réelles.

Tout en pointillé, double de surcroît, le fil du récit relève moins d’Ariane que du Petit Poucet. D’un côté, l’héroïne, une gamine solitaire, qui s’abreuve de lectures et de jeux, dans des décors de conte : grande maison, forêt sombre, moulin isolé… Qui y rencontre d’autres personnages : mère, bonne, fermiers, garçons… Et découvre avec eux la sexualité, la cruauté. De l’autre, un univers adulte, avec ville et caves, fait de chasses à l’homme, de viols, de séquestrations. L’un est chronologique, l’autre à rebrousse-temps ; pourtant, tous deux se rencontrent. Autour du travestissement.

Masques d’animaux que passent les bourreaux aux victimes, pour les humilier, les soumettre. Masques d’animaux que revêtent les enfants, pour s’amuser, se toucher. Sexualité douloureuse des adultes contre perversité innocente des enfants. Mais peu à peu tombent les masques, au sens figuré comme au propre (au sale ?). Sous le déguisement, les mêmes personnages : la mère torture, la fermière éventre et le fermier tabasse, les garçons reçoivent les coups, fuient, tuent, meurent. Fruits de l’imagination du lecteur. Peut-être. Le trouble demeure.

Blanquet cultive ce trouble, Blanquet manie le double. Double sens, double tranchant. En virtuose de la syntaxe picturale. Après le palindrome de Morphologie variable (L’Association), il offre l’homonymie de la Vénéneuse aux deux éperons . D’un même dessin, d’une même histoire, nait une profusion de sens, jeu pervers, images d’épines anales. Porc, gland, tétée, queue, fente, cochonne : quelques planches suffisent, et l’accouchement d’une truie vire à l’inceste, les tétons deviennent phallus, le lait sang *. « Les masses noires et* [l’] épuration graphique » de Stéphane Blanquet tiennent moins de la cogitation que de l’éjaculation. Éclaboussant.

Culture
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