Oui au protectionnisme

Christophe Ramaux  • 1 février 2007 abonné·es

Le protectionnisme est tabou pour une partie de la gauche non libérale [^2]. Les bonnes raisons ne manquent pas. Il peut verser dans le nationalisme. Il peut accréditer l’idée que la contrainte extérieure explique tout ­ l’austérité salariale, le démantèlement des droits sociaux ­ et il peut désarmer en laissant entendre qu’aucune autre politique ne serait, en l’attendant, possible. Il passerait outre le fait que ce sont les firmes multinationales qui organisent les choix de localisation de leurs investissements (dont les délocalisations au sens strict ne sont qu’une infime partie) ou de leurs achats (sous-traitance, etc.). Enfin, il empêcherait le développement des pays moins développés en leur interdisant l’accès aux innovations technologiques (si on brime les investissements) et la possibilité de bénéficier de leurs avantages comparatifs (si on restreint leurs exportations). Ce dernier argument renvoie à certains bienfaits des échanges et de la concurrence que reconnaît donc, à l’occasion, la gauche non libérale : c’est un point positif tant elle peine à le faire par ailleurs.

Mais les bonnes raisons ne font pas raison. Et ce d’autant moins qu’il faut prendre la mesure du caractère radicalement nouveau de l’actuelle mondialisation. Avec elle, une partie du capital s’emploie à établir un régime inédit de mise en concurrence généralisée des pays et de la main-d’oeuvre. Un régime de « déflation salariale » , comme le souligne Jean-Luc Gréau dans l’Avenir du capitalisme ([^3]).
La protection sociale, le droit du travail ou les services publics sont alors autant de cibles. Preuve de sa redoutable cohérence, le néolibéralisme s’emploie simultanément à saper la démocratie politique, soit le fondement politique de l’État social. Et cela en discréditant son cadre d’exercice « principal »
qu’est l’État-nation citoyen (avec l’éloge par le bas du communautarisme, du régionalisme et de la décentralisation aveugle, et celui par le haut des institutions supranationales).

Que faire ? Ne pas nier l’ampleur des enjeux, d’abord. La mise en concurrence est réelle. Les entreprises implantées dans les pays émergents ­ Chine et Inde en tête ­ ne réalisent pas seulement des produits bas de gamme. Elles sont déjà en mesure, et cela sera plus vrai encore demain, de produire des biens et services complexes. Certes, la France accueille aussi des investissements étrangers. Mais ils sont souvent d’une autre nature : rachat d’entreprises, de capacités de production déjà existantes ici ; implantations de nouvelles capacités de production là-bas. Parce qu’elle est généralisée, la concurrence opère aussi à l’intérieur de l’Union européenne. De la part des nouveaux membres, bien sûr, mais aussi, depuis quelque temps, de la part de l’Allemagne.

La raison économique, si du moins on ne la réduit pas à celle de la finance, exige de rompre à la fois avec la libéralisation financière et le libre-échangisme. Les pays moins développés ont besoin d’investissements étrangers pour accéder aux innovations technologiques. Ils n’ont rien à gagner, si ce n’est la dépendance, à une croissance tirée par les exportations. C’est bien la satisfaction des immenses besoins de leurs peuples qui doit la tirer. La raison démocratique l’exige tout autant. N’est-ce pas pour les communautés de citoyens la possibilité de choisir leur destin qui est en jeu ? La concurrence et les échanges ont évidemment du bon. On ne peut néanmoins confier au marché, ni a fortiori au capital, le pilotage exclusif de l’économie. Celui-ci exige aussi de l’intervention publique. Ce qui est vrai de façon générale l’est pour les relations économiques internationales. Dans la Grande Transformation , ouvrage qui vaut surtout pour ses intuitions, Karl Polanyi retient une définition large du protectionnisme en y intégrant la protection sociale et commerciale. Cela donne une boussole : ni économie de marché ni tout-État, et donc ni libre-échange ni protectionnisme intégral.

Le plaidoyer en faveur d’un néoprotectionnisme [[voir le site ] va, de ce point de vue, dans le bon sens : il s’agit, en relançant notamment le tarif extérieur commun de l’Union européenne, de permettre à la concurrence de s’exercer, mais de façon régulée et à l’intérieur de zones relativement homogènes. Cela permettrait de réduire les échanges internationaux et donc la pollution. Ce néoprotectionnisme ne suffit pas à dessiner un projet global à opposer aux libéraux. Il ne répond pas à la concurrence entre pays d’une même zone. Sans cette pièce-là, nul projet cohérent cependant.

[^2]: Parmi les exceptions : la note pour Attac de Gérard Duménil et Dominique Plihon sur le libre-échange.

[^3]: Gallimard, 2005. Livre discutable sur certains points, mais qu’on ne conseillera jamais assez.

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