Acier contre acier

Avec « Ne touchez pas la hache », Jacques Rivette transpose « la Duchesse de Langeais » de Balzac avec une fidélité telle qu’il retrouve la vigueur et l’allant de l’écrivain, et livre un film étonnamment moderne.

Christophe Kantcheff  • 29 mars 2007 abonné·es

Un souffle frais et revigorant passe sur le cinéma français. Il est signé Jacques Rivette. Au diable l’âge des artères et le conformisme qui englue nombre d’oeuvres de « jeunes » cinéastes ! Ne touchez pas la hache est un film limpide, cristallin, plein d’allant, une oeuvre qui palpite d’une énergie juvénile contrôlée. Sans doute est-ce de là que vient le sentiment de sa contemporanéité, alors que son action se situe au début du XIXe siècle. En effet, Ne touchez pas la hache est le titre initial donné par Balzac à cette histoire d’amour terrible entre deux êtres incapables de s’accorder, qu’il finira par intituler la Duchesse de Langeais .

Ne touchez pas la hache , une adaptation ? Jacques Rivette préfère parler de « compression » tant le film avance par ellipses par rapport au texte, tout en le contenant avec fidélité.

Ainsi, Ne touchez pas la hache n’escamote aucun épisode du roman, contrairement à l’adaptation faite par Jean Giraudoux pour le film de Jean de Baroncelli, en 1943. Avec le premier enlèvement de madame de Langeais, au terme duquel elle retrouve le monde au bout d’un jeu de couloirs sombres, le film évoque le roman gothique. Le projet de rapt final, sur l’île espagnole où la duchesse est religieusement cloîtrée, produit, quant à lui, une véritable atmosphère de film d’aventure. Avec plus d’imagination que de moyens hollywoodiens…

Mais le film de Jacques Rivette n’est pas seulement fidèle au roman de Balzac dans ses péripéties. Il en respecte les rythmes narratifs et la construction, avec son introduction déchirante, dont l’ombre portée souligne l’horizon tragique des affrontements amoureux entre la duchesse de Langeais et Armand de Montriveau. Il n’est pas question pour autant de pénétrer de plain-pied et sans distance dans un romantisme exalté. Les mouvements de rideaux qui s’ouvrent sur les salons mondains du faubourg Saint-Germain ou qui se referment sur la religieuse cloîtrée relèvent du théâtre, dont on sait qu’il a beaucoup occupé le cinéma de Jacques Rivette. Dans le même esprit, des cartons ponctuent le film, donnant des indications factuelles ou psychologiques, qui instaurent une voix réflexive par rapport au récit. Cette petite distance prise rappelle celle du narrateur du roman, peu avare de son esprit critique.

Enfin, le film épouse l’esprit du livre, en cela qu’il ne privilégie pas un personnage contre l’autre. On a fait de la Duchesse de Langeais de nombreuses lectures. Parmi celles-ci, l’une, quasi féministe, une autre, à l’inverse, y décelant une misogynie sans fond. Le regard du cinéaste est à juste titre moins tranché. D’abord parce que Balzac a une ambition sociologique. Pour lui, les personnages sont aussi les produits de leur milieu et de leur époque. Un aspect très présent dans le roman, qui décrit sans tendresse le faubourg Saint-Germain au début de la Restauration et son aristocratie superficielle, à laquelle appartient madame de Langeais. Le film, quant à lui, suggère les différences sociales entre la duchesse et Armand de Montriveau, quasiment relégué au rang de roturier en raison de son engagement bonapartiste. Il n’occulte pas non plus la position compliquée de madame de Langeais dans la bonne société ( « le respect des convenances » !), uniquement parce qu’elle est une femme.

Surtout, le film pourrait avoir en exergue cette phrase du roman : « Tous deux subissaient donc le malheur de cette situation bizarre. » Quelle situation ? L’inexpérience en amour, également partagée par les deux héros, qui les porte aux pires cruautés sentimentales.

Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu incarnent la duchesse de Langeais et Armand de Montriveau avec une flamboyance et un art époustouflants. En coquette trop sûre d’elle-même, cachant un tempérament d’amoureuse passionnée, la première a des accents de Delphine Seyrig, sachant jouer avec virtuosité des inflexions de sa voix. Le second, en grand enfant sans distance et vindicatif, est un bloc de sensibilité vive. Quand il annonce pour lui-même : « Acier contre acier, nous verrons quel coeur sera plus tranchant » , on entend comme les ondes d’une détonation. Le couple qu’ils forment est tout aussi saisissant. Sur cette partition brûlante et tourmentée, où attirance et réticence s’unissent dans un ballet maléfique, Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu sont, de bout en bout, au diapason. Le duel des personnages exigeait un duo de comédiens. Celui-ci est exemplaire.

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