Comment vivent les millionaires

Gérard Duménil  • 15 mars 2007 abonné·es

Si vous détenez une richesse financière de plus d’un million de dollars (759 000 euros), sachez que vous appartenez aux 8,7 millions de privilégiés de la planète [^2]. Comme ces individus peuvent être des chefs de famille, on peut estimer qu’il s’agit de quelques millièmes de la population du globe.

Qui sont-ils ? En premier lieu, une population encore très hétérogène. Au sommet, les fameux « milliardaires », soit ceux qui détiennent mille fois plus que le millionnaire de base. En tête, vient Bill Gates ; parmi les dix premiers, on compte sept autres citoyens des États-Unis. Chaque individu du 1 % supérieur de ces 8,7 millions, soit 87 000 personnes, possède plus de 30 millions de dollars. Ces « ultras », selon la terminologie employée, possèdent le tiers du patrimoine total. Les fortunes apparaissent donc très concentrées. Où vivent-ils ? : 2,9 millions en Amérique du Nord ; 2,8 en Europe ; 2,4 en Asie ; 300 000 en Amérique latine et autant au Moyen-Orient. Près de la moitié des ultras sont en Amérique du Nord [^3] . Comment vivent-ils ? Bien, on s’en doute ! Une certaine émotion est néanmoins créée par le fait que l’indice des prix des biens de luxe, littéralement le « coût de vivre extrêmement bien » (CLEWI) [^4], a augmenté légèrement plus vite que l’indice des prix à la consommation. C’est une population très cosmopolite. La plupart des ultras ont des résidences dans plusieurs pays, faisant montre d’une « intelligence fiscale », et leurs enfants vivent fréquemment à l’étranger.

Dans la gestion de ces patrimoines, les plus riches ont leurs propres modes d’organisation, souvent des petites sociétés très fermées où plusieurs familles se regroupent. Pour les autres, il faut recourir aux soins des gestionnaires de portefeuille, une industrie très lucrative et en pleine expansion. Un de leurs soucis majeurs est la transmission par héritage. Des séminaires sont organisés à leur intention, où se retrouvent les diverses générations. Ils sont souvent mal informés, nous dit-on, et les jeunes peinent à prendre ces problèmes au sérieux.

Le plus intéressant a trait aux comportements financiers de cette population. Les résidents des États-Unis font preuve d’une préférence aiguë pour les placements nationaux : 78 % sont réalisés dans le pays lui-même. Pourtant, les bourses de l’Europe de l’Est ou de l’Asie ont récemment fait preuve d’un dynamisme étourdissant (parfois une progression annuelle de plus 40 %) ! Cette préférence nationale montre bien que l’emprise des familles capitalistes des États-Unis sur le monde s’opère à travers leurs sociétés transnationales, qui font des bénéfices dans le reste du monde, distribués ensuite aux actionnaires. On retrouve là le fait que l’importance relative des investissements directs dans l’exportation de capitaux est une caractéristique structurelle de cette économie. Ces observations indiquent, par ailleurs, que la nationalité des classes capitalistes est encore une variable-clé dans les nouvelles configurations de l’impérialisme mondial, du moins dans ce centre du centre. Comme on peut s’y attendre, ce « patriotisme » financier se dissout dès qu’on monte dans la hiérarchie. Les ultras n’en sont pas là, beaucoup plus franchement internationalistes et moins frileux (ils n’ont pas peur des placements dits « alternatifs », qui vont des fonds spéculatifs au marché de l’art). Cette préférence nationale s’inverse dans deux régions du monde. La première est l’Amérique Latine, où plus de la moitié d’une richesse (très concentrée) est investie dans le reste du monde, et préférentiellement aux États-Unis. La seconde région est le Moyen-Orient.

Ainsi, se précisent les contours des relations capitalistes au plan mondial. Au centre du centre, où se positionne la majorité des ultra-riches, une classe capitaliste très « nationale » concentre une partie importante de la richesse financière mondiale. Dans les périphéries, se trouvent des classes capitalistes dont les fonds sont largement placés dans ce centre.

Il faut prendre ce petit monde très au sérieux. Non seulement les gestionnaires de ces richesses sont à leurs petits soins, mais la mondialisation néolibérale est tout entière à leur service. Et le résultat est impressionnant. De 1996 à 2000, leur richesse totale a crû de 13 % par an. Dix de mieux que le livret A ! Cette performance a été quelque peu affectée par la crise boursière du début des années 2000. Sur la décennie 1996-2005, leur patrimoine a néanmoins progressé au taux annuel moyen de 8 %.

[^2]: C’est ce que nous apprend le très apprécié Rapport sur la richesse mondiale (World Wealth Report) de Merrill Lynch-Capgemini, une des plus grandes institutions de gestion des patrimoines familiaux.

[^3]: Sans doute sans le Mexique.

[^4]: Cost of Living Extremely Well de Forbes.

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