Notre vieux serviteur

Bernard Langlois  • 15 mars 2007 abonné·es

Il faudrait un coeur de pierre pour ne pas verser une larme à cette cérémonie des adieux à laquelle nous conviait dimanche soir Jacques Chirac. Notre Jacques. Notre vieux serviteur depuis tant d’années, qui a tant fait pour la France et les Français ! Depuis si longtemps à la tâche, à l’office, aux cuisines, en salle, Maître Jacques. Servir, sa vocation de tous les instants, toujours disponible, inlassable, au four et au moulin. Et fringant, avec ça, portant beau, toujours aimable, affable, empressé à devancer nos moindres désirs, jamais grincheux, dur à la peine, jamais une plainte. Une perle !

Il avait bien quelques défauts, nul n’est parfait : une tendance à garder pour lui la monnaie des commissions, à vider des bouteilles en douce, à distraire mine de rien quelques victuailles en pensant qu’on n’y verrait que du bleu. Il a toujours été un gros mangeur.

Nous n’étions pas dupes, mais quoi ! Ce sont là broutilles, sur lesquelles un maître de maison servi avec tant de zèle ferme volontiers les yeux… Alors, ce soir-là, quand il est venu nous dire : « Je m’en vais » , on avait beau y être préparé, nous avions le coeur gros.

Des gars comme ça, je vous le dis, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval !

Le culot de ce type ! Je me demandais, en l’écoutant, s’il pensait un seul mot de son discours (peut-être que oui, au fond : à force de se raconter des histoires, on finit par y croire !).

Lui dont toute la carrière ne fut que trahisons, coups tordus, retournements de veste, jactance et esbroufe ; lui qui ne fut jamais animé que par une inlassable quête de pouvoir ; lui qui a toujours confondu, avec une absence totale de scrupule, les fonds publics avec sa cassette personnelle ; lui qui a pratiqué, mieux que quiconque, le clientélisme le plus éhonté, le copinage le plus débridé ; lui qui incarne si bien le cynisme en politique avec sa devise fétiche : « Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent », et doit donc être tenu comme un des responsables les plus emblématiques de la crise de la représentation politique et du dégoût qui pousse les électeurs vers l’abstention ou le vote Le Pen (à quoi rime de fustiger l’extrême droite quand on en est le plus efficace pourvoyeur ?) ; lui qui s’est fait élire sur le thème de la réduction de la fracture sociale, laquelle n’a fait que grandir sous son règne, et qui a encore l’audace de se féliciter d’un recul du chômage entièrement fabriqué ; lui qui a, plus qu’un autre, contribué à faire prendre conscience de la gravité des périls écologiques ( « la maison brûle… » ) tout en continuant, plus qu’un autre ­ par son soutien inconditionnel à une agriculture destructrice de l’environnement notamment ­ à les accroître : Jacques Chirac, donc, nous quitte sur un quitus autodécerné (et sur la promesse de « continuer à servir la France » …) qui ne peut provoquer chez les gens sains d’esprit qu’un immense éclat de rire. Ou un bras d’honneur.

Et pourtant…

Pourtant

Pourtant, il y a quelques choses non-négligeables à sauver de ces douze ans de présence à l’Élysée :

­ La première, c’est d’avoir osé lever la chape de silence, imposée par ses prédécesseurs, sur les responsabilités de l’État français dans la traque et la déportation des juifs sous l’occupation ; Vichy et ceux qui l’ont servi sont complices du génocide, Chirac l’a dit avec la solennité qui convient. Sans pour autant céder au chantage qui, au nom des douleurs du peuple juif, voudrait exonérer l’État d’Israël de sa responsabilité dans la situation indigne qu’il impose au peuple palestinien.

­ La deuxième, c’est d’avoir reconnu les crimes dont la puissance coloniale française s’est rendue coupable envers les peuples colonisés (notamment à Madagascar). Il n’a malheureusement rien changé dans les pratiques clientélistes et néocoloniales en vigueur dans la Françafrique…

­ La troisième est essentielle : en ne cédant pas aux délires de la croisade bushienne, en osant s’opposer à la volonté de la superpuissance américaine, c’est d’avoir évité à la France d’être entraînée dans le désastre de la guerre d’Irak.

De cela, nous pouvons lui être reconnaissants.

C’est peu, et c’est beaucoup à la fois.

Si l’on veut bien considérer que l’homme qui prétend lui succéder, qui l’a singé dans les étapes de sa résistible ascension, qui le surpasse dans la boulimie de pouvoir et l’absence totale de scrupule sans même avoir cette touche d’humanité rad-soc, ce côté bonasse qui rend malgré tout Chirac sympa ; si ce petit homme énervé de Neuilly-sur-Seine, Sarko l’Américain, avait été aux manettes aux heures chaudes où la guerre s’est décidée : nous serions, à ce jour, partie prenante du conflit, enrôlés sous la bannière étoilée et partenaires obligés de la guerre de civilisation. Rien que pour ça, merci Chirac.

Et gare pour la suite : on sait ce qu’on perd…

Le periph’

L’histoire circule sur le Net, et son succès en dit long sur les sentiments que Sarkozy inspire à une bonne partie de l’électorat.

C’est un jour de gros bouchon sur le périphérique. Des centaines de bagnoles bloquées, pare-chocs contre pare-chocs. Un type passe de voiture en voiture et tape aux vitres : « Des terroristes ont pris Sarkozy en otage ; ils menacent de l’asperger d’essence et de mettre le feu si on ne leur apporte pas un million d’euros tout de suite. Alors je passe pour une collecte, voulez-vous faire un don ? ­ Pourquoi pas ? Ils donnent quoi les autres, dans l’ensemble ? ­ Ça dépend. Cinq, dix litres… »

(Mais non, Gallo, monte pas sur tes grands chevaux, c’est juste une blague !)

Sondages et vote utile

Se méfier des sondages, bien sûr. Mais, à ce stade de la campagne et quand ils s’accordent à indiquer une même tendance, commencer à les prendre au sérieux. La tendance, c’est la montée tranquille et régulière de François Bayrou, au détriment de Sarko sur sa droite, de Ségo sur sa gauche.

Depuis douze ans, chaque consultation électorale a réservé des surprises de taille qui ont contrecarré les pronostics :

­ Présidentielle 1995 : Balladur devait être élu dans un fauteuil ; revenu du diable Vauvert, Chirac l’a emporté. C’est environ deux mois avant l’élection que les courbes des deux « amis de trente ans » se sont croisées.

­ Législatives 1997 : la « dissolution de confort » devait donner un nouvel élan à Chirac et à son Premier ministre Juppé en reconduisant une majorité de droite pour appliquer sans faiblir une politique d’austérité, la gauche fut majoritaire, et Jospin entra à Matignon. C’est dans la dernière ligne droite que les sondages ont indiqué la tendance.

­ Présidentielle 2002 : le deuxième tour ne pouvait qu’opposer Jospin à Chirac, personne n’en doutait, c’est Le Pen qui rafla la mise et concourut pour le titre. Huit jours avant le vote, les sondages avaient frémi.

­ Référendum 2005 : l’hypothèse d’une victoire du non était tenue pour négligeable, toutes les zélites politico-médiatico-intellos militant pour un oui de bon sens, le peuple a dit non. La montée du non, venu de très loin, fut régulière dans les sondages.

Autrement dit : sans en faire une religion, considérer les sondages comme des indicateurs d’une opinion qui ne cesse de bouger jusqu’à la dernière minute. Nous avons aujourd’hui trois, et non plus deux, prétendants au titre crédibles. Sans compter un quatrième larron qui, sans espoir d’être élu
[^2], peut néanmoins rééditer son exploit de 2002 (la minoration du vote Le Pen est une constante). À gauche, dans son obsession du « vote utile », le PS a maintenu jusqu’à aujourd’hui son interdiction de signature pour José Bové (qui, ce lundi, à quatre jours de l’échéance, ne dispose que de 450 paraphes et risque donc de ne pouvoir se présenter). Cet ostracisme, sa candidate risque de le payer cher, nombre d’électeurs potentiels de Bové n’étant de toute façon pas des électeurs du premier tour pour le PS. Faute d’un vote d’adhésion, ceux qui refusent de s’abstenir ou de voter blanc ou nul peuvent être tentés par un vote de rejet : TSS, tout sauf Sarkozy.

Et dans cette perspective, commencer à se poser sérieusement la question : et si le vote utile, c’était Bayrou ?

[^2]: Quoi qu’en pense le talentueux Guy Konopnicki, qui, dans un plaisant petit bouquin de politique-fiction, s’amuse à se faire peur en imaginant Le Pen à l’Élysée. Plus une pochade qu’autre chose, mais ça se lit sans ennui : Élu ! Hugo, 182 p., 15 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 7 minutes