Le plein-emploi précaire

Thomas Coutrot  • 17 mai 2007 abonné·es

«Aujourd’hui, la France connaît son taux de chômage le plus faible depuis vingt-cinq ans. Je ne dis pas que l’on a tout réussi, mais c’est le taux le plus faible » . Lors de son débat avec Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à reprendre le mensonge officiel. Sans s’attirer, d’ailleurs, le moindre démenti de sa rivale, qui a préféré enchaîner sur la trop grande « rigidité » de la loi sur les 35 heures.

Tout au long de la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy s’est engagé à atteindre le « plein emploi en cinq ans » . Mais quel plein emploi ? « Atteindre le plein emploi signifie baisser le taux de chômage de 3,4 points (de 8,4 % en février 2007 à 5 % en 2012) » [^2]
. Il est vrai que son ami Dominique de Villepin a montré la voie en faisant quasiment baisser le taux officiel du chômage de 2 points en deux ans (de 10 % en juin 2005 à 8,3 % en mars 2007). Au rythme actuel, l’objectif sarkozien n’apparaît pas irréaliste.

Seul problème : depuis deux ans, la baisse du nombre d’inscrits à l’ANPE n’a plus grand-chose à voir avec une baisse du chômage. Le collectif « Les autres chiffres du chômage » ne cesse de le dénoncer depuis le début de l’année : le plan de « cohésion sociale » de Jean-Louis Borloo et les mesures musclées du directeur de l’ANPE, Christian Charpy, ont multiplié les radiations, les sanctions et les pressions sur les chômeurs. Plus de 200 000 d’entre eux se sont évaporés des listes de l’ANPE, sans avoir pour autant retrouvé un emploi. L’Insee a confirmé ce diagnostic, en publiant à contrecoeur le résultat de l’enquête sur l’emploi de 2006 : le chômage est resté stable cette année par rapport à 2005, alors que le chiffre officiel a baissé de 10 %. La direction de l’Insee a tenté de discréditer sa propre enquête en alléguant des problèmes techniques, mais les statisticiens, même ceux – événement sans précédent– de l’Office européen de statistiques, ont réfuté ce mauvais procès.

Nicolas Sarkozy table sur les mêmes artifices pour dégonfler le taux de chômage pendant les cinq années à venir. Il l’a clairement annoncé :* « Je propose que l’on ne puisse pas, lorsqu’on est chômeur, refuser plus de deux offres d’emplois successives qui correspondent, bien sûr, à vos qualifications et à la région où vous habitez. » Une telle mesure, bien entendu, ne créera pas un seul emploi : à supposer même que « 500 000 offres d’emploi ne sont pas satisfaites » , il y a plus de 4 millions de demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE !

Le chômage n’est évidemment pas dû au manque d’enthousiasme des chômeurs pour occuper les emplois disponibles. Mais Sarkozy a seriné le refrain de « l’assistanat » financé aux dépens de « la France qui se lève tôt » . Cette petite musique, jouée par les médias et les économistes néolibéraux depuis des années pour culpabiliser les chômeurs, a trouvé l’oreille de l’opinion.

Rien d’étonnant à cela, puisque les sociaux-libéraux l’ont eux-mêmes chantée. Qu’on se rappelle le rapport Pisani (2000), qui a justifié la création de la « prime pour l’emploi » par le gouvernement Jospin. Ou le « revenu de solidarité active » de Ségolène Royal, afin que « les bénéficiaires de minima sociaux qui reprennent un emploi voient leurs revenus augmenter d’un tiers » .

Il faut le dire et le répéter : toutes les études disponibles, statistiques, sociologiques ou ethnographiques, montrent que l’immense majorité des chômeurs vivent le chômage comme une souffrance et cherchent à en sortir. La prime pour l’emploi ou le « revenu de solidarité active » sont supposés « activer » les chômeurs et « rendre le travail plus attractif » (comme dit l’OCDE). Comme si le chômage était volontaire ! Depuis sa mise en place, aucune étude n’a d’ailleurs pu montrer que cette innovation « de gauche » qu’a été la prime pour l’emploi, avait eu le moindre effet sur le retour à l’emploi des chômeurs.

Outre le durcissement des sanctions contre les chômeurs, qui vise à leur imposer des emplois dégradés, Sarkozy a annoncé l’instauration rapide du « contrat unique » : un nouveau CPE, mais pas réservé aux jeunes. Comme si la précarisation généralisée de l’emploi était une solution au problème du chômage !

D’où l’importance de la controverse sur les indicateurs statistiques. Si les gouvernants cherchent à focaliser l’attention exclusivement sur le taux de chômage, ce n’est pas seulement parce qu’il est facilement manipulable. C’est aussi parce qu’on peut le faire baisser « à l’anglaise », en multipliant les emplois précaires, à temps partiel, à bas salaires, bref les « emplois inadéquats » (au sens du Bureau international du travail). Exiger l’élaboration par le système statistique public d’indicateurs alternatifs pour mieux décrire la précarisation de l’emploi et du travail, c’est aussi lutter, sur le terrain idéologique et politique, contre le néolibéralisme et l’insécurité sociale.

  • Économiste, membre du conseil scientifique d’Attac.

[^2]: Voir .

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