Terrain mouvant

Les membres d’ONG en mission à l’étranger sont de plus en plus souvent assimilés aux forces militaires. Ils sont aussi la proie de preneurs d’otages. Une nouvelle donne qui remet en cause leur mode d’action.

Xavier Frison  • 24 mai 2007 abonné·es
Terrain mouvant

Vous qui rêvez de travailler dans l’humanitaire pour venir en aide aux enfants, prenez garde : les ingrats pourraient bien vous accueillir avec des pierres. Ce genre d’expérience, vécue récemment en Somalie par le membre d’une organisation non gouvernementale (ONG), illustre le changement de perception auquel doivent faire face ceux qui partent en mission à l’étranger. En Afghanistan, le deuxième otage de Terre d’enfance, Éric Damfreville, vient d’être libéré par les talibans après trente-huit jours de captivité. Doit-on en conclure que les humanitaires sont plus en danger aujourd’hui qu’hier ?

Illustration - Terrain mouvant


Simulation d’une prise d’otages, dans le cadre d’un stage de formation pour humanitaires.
JEFF PACHOUD/AFP

« La première cause de décès pour nous, ce sont les accidents de la circulation » , tempère d’abord Hélène Barroy, responsable d’une partie des programmes Afrique de Médecins du monde. Mais elle reconnaît que les représentants d’ONG sont confrontés à de plus en plus de difficultés. « En Irak, au Nord de la Somalie et dans d’autres zones, nous sommes perçus comme une incarnation des valeurs occidentales, et visés comme tels. Nous faisons aussi office de monnaie d’échange contre des prisonniers. Cela a été le cas à Gaza en 2006. » Les humanitaires, nouvelles « cibles politiques » ? En avril 2007, une bombe a explosé dans le QG ingouche de plusieurs associations travaillant en Tchétchénie. « Ces entités étaient directement visées », relate Anouk Coqblin, chargée du projet Russie au Secours catholique : « Depuis 2003, le climat est de plus en plus tendu pour nous dans la région. »

La raison principale : une grande confusion dans la perception des rôles de chacun sur le terrain. « Entre les opérations humanitaires d’États, les militaires qui font de l’humanitaire et nous, les autorités locales et les populations ne font plus la part des choses » , explique Hélène Barroy, évacuée de Côte-d’Ivoire fin 2004 pour ces motifs. Même son de cloche chez ses collègues de Médecins sans frontières (MSF) : « Ce qui a changé, c’est le mélange entre l’humanitaire et le militaire. Rien d’étonnant à ce que nous soyons ensuite assimilés à des forces d’occupation » , peste Caroline Livio, chargée de communication. Elle dénonce des logiques telles que celle développée par le collectif Urgence Darfour : « Au nom de l’humanitaire, on en appelle au militaire. » En juillet 2004, MSF a quitté l’Afghanistan après l’assassinat de cinq de ses membres. Pour Caroline Livio, « il est clair que la confusion des rôles a été à la source du drame » . Résultat, les ONG ne peuvent plus approcher certaines populations vulnérables, « et ça, c’est nouveau, depuis le Kosovo » , estime Hélène Barroy.

Au-delà du mélange des genres, « la surmédiatisation de nos actions nous dessert aussi parfois , ajoute-t-elle. Ainsi, nous ne pouvons plus accéder au Darfour, alors que nous pouvons agir en République centrafricaine, pays dont on parle très peu ». La professionnalisation de l’humanitaire est à double tranchant : « Nous avons gagné en qualité de travail sur le terrain et en visibilité, mais perdu en crédibilité auprès des populations, et en indépendance. »

Attention, cependant, aux lectures oublieuses ou alarmistes. « On entend régulièrement que, depuis la fin de la guerre froide, et plus encore le 11 septembre 2001, le monde serait devenu plus dangereux pour les humanitaires. En fait, il n’y a jamais eu autant de personnels déployés dans autant de pays, tient à rappeler Xavier Crombé [^2], directeur de recherches à la Fondation MSF et ancien intervenant en Afghanistan et au Darfour. Proportionnellement, l’humanitaire n’est pas plus dangereux aujourd’hui que dans les années 1980. En outre, il reste désormais peu de zones dans le monde où nous ne pouvons pas intervenir, alors qu’avant la chute du Mur, il était impossible d’entrer dans de nombreux pays. » Pour ce médecin, la question de la remise en cause de l’indépendance des ONG ne date pas d’aujourd’hui : « En Afghanistan, sous l’occupation soviétique (1979-1989 NDLR) *, nous étions tout sauf indépendants »* , se souvient-il. « Les besoins n’étaient pas du tout les mêmes dans les deux camps. Nous étions donc protégés par des combattants rebelles. Il y aurait une grande naïveté à croire que les ONG d’hier étaient neutres. Et cette neutralité théorique serait bien souvent absurde. »

Aujourd’hui, le nombre de problèmes s’accroît aussi du fait de la multiplication des structures : « Évidemment, cela nous donne un tout autre poids dans les conflits. Mais comment être indépendant quand on pèse autant en termes de moyens humains et financiers ? » Quand la constellation d’ONG présentes en Afghanistan participe à la légitimation du président Hamid Karzaï, elles se retrouvent en première ligne face aux ennemis du pouvoir en place. D’autant que « nous sommes la cible la plus facile à attaquer » . La volonté des États et des armées de se prévaloir des vertus de l’action humanitaire contribue aussi à entretenir le flou. « Si nous n’avons pas le monopole du coeur, la logique armée et humanitaire ne peut pas être la même » , tranche Xavier Crombé.

Pour minimiser les risques habituels de l’action humanitaire et les menaces nouvelles, les ONG travaillent de plus en plus avec des sous-traitants locaux. Un choix par défaut : « Nos partenaires locaux sont sur le terrain en permanence. Nous les soutenons en intervenant sur des missions courtes » , explique Anouk Coqblin au sujet de la Tchétchénie. Si le dispositif donne des résultats satisfaisants, « ce peut être un vrai problème de travailler avec des locaux. Ils ont bien moins de poids médiatique que les Occidentaux en cas d’ennuis. En 2005, un chauffeur salarié d’un projet local a été enlevé en Tchétchénie lors d’une opération de ratissage. On ne l’a jamais revu. Et sa famille a subi des pressions pour qu’elle se taise. Il y a clairement deux poids, deux mesures ». « La tendance est à la gestion à distance et au transfert des risques sur le personnel national » , acquiesce Hélène Barroy. « Non seulement ce dernier se met en grand danger, mais ce type de dispositif déresponsabilise aussi les personnels expatriés » , en arrière-poste dans des zones protégées comme Nairobi (Kenya) pour une intervention en Somalie, ou Amman (Jordanie) pour intervenir en Irak. Bien sûr, tout peut changer très vite. Un tsunami ouvre en grand les portes de la province d’Aceh en Indonésie, tandis qu’un séisme au Pakistan permet de travailler avec des organisations islamistes encore hostiles la veille. Mais, alors qu’il fallait seulement grimer, sur le matériel, les sigles de son organisation pour travailler en Bosnie, la prudence commande aujourd’hui aux humanitaires d’évoluer sans aucun « signe de visibilité. » Les temps changent.

[^2]: L’Action humanitaire en situation d’occupation, Xavier Crombé, à télécharger sur .

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