Cette ombre qui parle…

Denis Sieffert  • 5 juillet 2007 abonné·es

Nous ne défendrons pas ici la mémoire du général de Gaulle, et moins encore l’orthodoxie des institutions de la Ve République. D’autres sont plus habilités à mener ce combat d’arrière-garde. Mais il faut entendre Claude Guéant comparer Nicolas Sarkozy au Général, et François Fillon à Georges Pompidou, pour mesurer l’étendue de la dérive et l’ampleur du contresens. Dans son ardeur à trouver une petite place au Premier ministre, le secrétaire général de l’Élysée affirme : « Il y a un numéro un et un numéro deux. » Et jusque-là tout va bien ! Mais il ajoute : « Il y a quelqu’un qui donne les orientations et un autre qui les met en oeuvre. [^2] » Et là, ça ne va plus. Ou bien Claude Guéant montre ses lacunes en histoire contemporaine, ou il trahit une certaine gêne au moment de justifier l’injustifiable, c’est-à-dire l’existence d’un Premier ministre réduit à l’état d’ectoplasme. On penche pour la deuxième hypothèse. Car si ce partage des tâches sied bien au fondateur de la Ve République et à ses Premiers ministres, il ne rend pas du tout compte de la réalité actuelle. A-t-on vu le Général négocier directement avec les syndicats, se saisir lui-même des dossiers, reléguer ses ministres à l’état de potiches, déjeuner en ville, et en tête-à-tête, avec le secrétaire général d’une confédération ouvrière ? Contrairement à ce qu’affirme Claude Guéant, de Gaulle ne « gouvernait » pas. C’est le gouvernement qui gouvernait. Aujourd’hui, c’est le Président qui se flatte de « gouverner », et c’est lui qui « met en oeuvre » . Si les mots ont un sens.

À la veille du discours de politique générale que François Fillon devait prononcer mardi devant l’Assemblée nationale, on s’est, semble-t-il, avisé en haut lieu de trouver une place à cet élément surnuméraire. L’ironie de l’histoire, c’est que dans le même entretien où il tente de justifier la fonction du Premier ministre, Claude Guéant la réduit de nouveau à peu de chose. L’homme lige du président de la République se fait comme un malin plaisir à éventer petits et grands secrets de l’allocution de François Fillon, avec vingt-quatre heures d’avance. Histoire de montrer qu’on n’en ignore rien à l’Élysée, pas une intonation, ni un point-virgule. On apprend ainsi que la franchise médicale pourrait tenir compte du revenu. Autrement dit, que la part non remboursée des dépenses médicales pourrait être variable selon la situation du patient. On apprend que Philippe Séguin sera chargé d’une mission sur la relance de la croissance. Et Hubert Védrine d’une autre sur la mondialisation. On apprend qu’il pourrait y avoir aux prochaines législatives une once de proportionnelle, et que le sinistre ministère « de l’Immigration et de l’Identité nationale » ne changera pas de nom… On apprend surtout que le secrétaire général de l’Élysée achève ainsi, comme l’a bien noté le politologue Dominique Reynié, « d’écraser François Fillon ».

Quelle importance?, me direz-vous. En quoi tout cela pèse-t-il sur le quotidien des Français ? Plus qu’il n’y paraît. Au nom d’une préoccupation sociale, nous avons sans doute trop souvent négligé la question institutionnelle. Il en va de la démocratie. Voilà qu’un personnage ­ le secrétaire général de l’Élysée ­ qui n’a été élu par personne occupe soudain l’espace public. Mais ce n’est pas son manque de légitimité qui inquiète. Ombre portée de Nicolas Sarkozy, il est légitimé par son patron. Cette « ombre qui parle » consacre en fait l’omnipotence d’un président qui souffre visiblement de ne pas avoir le don d’ubiquité. Ce qui inquiète, c’est le trop-plein de légitimité du président de la République, qui broie les institutions et court-circuite les échelons intermédiaires au nom du suffrage universel. Et sans avoir les risques d’un chef de gouvernement, responsable devant le Parlement. De Gaulle était un monarque républicain, Sarkozy est un autocrate manager. Mais il n’y a pas qu’un problème institutionnel. Ily a aussi un aspect psychologique et politique. En se positionnant en première ligne sur tous les dossiers, il se fragilise. Avec lui, point de « fusible ». Fillon est « grillé » avant d’avoir commencé. Il se prive ainsi de pouvoir reculer. Alliée à un programme très lutte des classes (dont la dernière annonce est la suppression de dix mille postes d’enseignants ­ quel sinistre symbole !), cette attitude n’est pas sans danger pour notre société.

P.-S. : Quand Sarkozy n’agit pas, le zèle de ses affidés agit pour lui. Dans les médias de service public, on encaisse coup sur coup la suppression d’« Arrêt sur images », l’émission de Daniel Schneidermann, qui au fil des ans était devenue à sa façon une institution démocratique, et celle de « la Bande à Bonnaud », qui témoignait sur France Inter d’une belle liberté d’esprit et d’une élégance de ton de plus en plus rare. Restent Mermet, Cheyssoux (l’écolo) et quelques autres. Ils commencent à être seuls.

[^2]: La Tribune de lundi.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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